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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

qu’ils ont envers eux quelque sympathie, et puis ils sentent cette sympathie croître avec les avantages qu’ils en retirent, bien qu’ils ne les aient pas cherchés. L’applaudissement général qu’ils obtiennent de la sorte leur est aussi de plus en plus doux, et c’est un besoin pour eux de le renouveler. Car on aime mieux ceux à qui l’on a fait du bien. Et voilà comment se forment les philanthropes, les apôtres du bien public, les hommes d’Etat patriotes, qui s’exposent volontiers à mille souffrances, à des chagrins poignants quelquefois pour le service de leurs idées ou de leur pays.

Peu de distance les sépare des sauveteurs, des destructeurs de monstres, des expérimentateurs et des médecins qui combattent au péril de leur vie les fléaux invisibles découverts par la science moderne et auprès desquels les tigres et les lions ne sont que des bêtes inoffensives. Dans tous ces cas, la mort est douteuse ; il y a péril, mais le risque est représenté par un nombre qui varie infiniment suivant les cas et que l’on peut souvent croire extrêmement faible. Même quand ce nombre est très élevé par rapport aux chances de salut, l’incertitude du résultat final affaiblit considérablement la vivacité de l’idée qui le représente et conserve une force prépondérante à l’instinct. Le soldat est dans le même cas : depuis le moment où il entre en campagne jusqu’au moment où il aborde l’ennemi et marche au feu, les risques augmentent sans que la certitude de la mort devienne entière, et d’autre part l’exaltation des sentiments de colère et de générosité croit dans la même proportion que le danger. Mortellement atteints, le savant, le médecin et le soldat (leur héroïsme est le même) n’éprouvent jusqu’au moment suprême qu’une admiration plus émue pour la grandeur de leur sacrifice et un amour plus enthousiaste pour l’humanité ou la patrie, avec lesquelles ils ont le droit de s’identifier et qu’ils peuvent regarder comme immortelles.

On raisonne sur ces situations comme si l’impulsion généreuse était tout entière à créer au moment où l’on compare la souffrance ou la mort à encourir et le service à rendre. Il faut se rappeler au contraire que les hommes les plus méditatifs et les plus éclairés sont ceux qui ont eu le plus de raisons de corroborer en eux les instincts sociaux, et que depuis qu’ils réfléchissent l’œuvre de la nature a été consolidée en eux par l’œuvre de la science. Il est tout à fait irrationnel de considérer un acte de vertu comme un fait isolé, qui se passe dans une conscience vide ; toute vertu est habitude, ici c’est une habitude greffée sur un instinct ; et il n’est pas surprenant que, soutenue par tant de forces accumulées, la représentation de la société pour laquelle on se dévoue finisse par l’emporter sur la