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représentation de soi-même et des joies que peut réserver la vie. L’idée de la mort possible n’est pas si difficile à supporter, puisque les professions dangereuses (notre société actuelle en compte un grand nombre ; marins, mineurs, mécaniciens, etc.), ne cessent pas de se recruter, et, bien que ces professions ne soient pas exercées par des philosophes, on n’a pas le droit de considérer tous ceux qui les exercent comme incapables de réflexion.

Que la mort devienne certaine, le problème ne changera pas de face. Une conscience abstraite d’être vivant individuel repoussera avec horreur l’idée du sacrifice ; mais une conscience concrète, organisée en vue de la vie sociale, où les instincts moraux et sociaux — nous savons que c’est la même chose — sont enracinés depuis le commencement de la race, sera le théâtre d’un combat dont l’issue ne sera pas toujours la même, mais où les instincts sympathiques auront d’autant plus de chances de l’emporter que la réflexion et le sentiment de la dignité personnelle seront plus forts ; car où les hommes qui pensent placent-ils leur dignité, si ce n’est dans leur fonction sociale, dans la part qu’ils peuvent prendre au travail de l’humanité, à l’œuvre collective de la civilisation ? Ils savent que par là leur conscience entre dans celle du groupe le plus vaste qui existe à ce moment, et pour vivre plus pleinement de cette vie collective, pour avoir ne serait-ce qu’un instant et en idée une âme de peuple, ils consentent à leur disparition comme individu. Un Chaudet criant sous le feu des assassins : Vive la République ! un prêtre embrassant l’image du Christ, ne font pas autre chose que de s’unir pour soutenir la vue de la mort à une conscience plus haute que la leur, car la divinité n’est pour chaque peuple que la plus riche organisation connue ou la perfection la plus haute[1] condensée en un zéro d’espace et de temps.

Les instincts sociaux n’ont pas été établis et les impulsions sympathiques organisées exclusivement en vue de ce sacrifice suprême ; encore une fois, toute la morale n’est pas là ; mais il faut qu’elle puisse nous y conduire. Or il nous semble que, précisément parce que ce qu’elle nous demande tout d’abord est plus facile et même agréable, il finit par se former en nous une réserve de dévouement, un excès d’altruisme, capable de nous porter, non sans que la chair se trouble, à ces nobles extrémités.

Eh bien ! soit, dira-t-on, votre semblable que vous soignez dans une épidémie, votre pays que l’ennemi menace de démembrement seront sauvés ; la science fera un pas de plus, l’humanité sera plus heu-

  1. Cf. Fouillée, La science sociale, etc., p. 70.