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d’une ligne unique, mais elle s’écoule en s’étalant en tous sens ; les transformations de la force ont besoin de l’espace comme du temps pour s’opérer.

Si le temps réel va sans cesse en s’épuisant, il en est de même de l’espace réel, et, à la fin des temps, il y aura uniformité de la matière aussi bien que de la force (ce qui n’est pas complètement réalisable) ; la matière, en outre, sera parvenue à son maximum de condensation, c’est-à-dire à son minimum d’espace. Enfin, pour poursuivre les développement de l’auteur, si le temps peut suppléer à la force, il le fait conjointements avec l’espace. Archimède ne considérait que ce dernier facteur quand il demandait un levier assez long pour soulever le monde. Il serait pourtant possible que des êtres n’aient d’action que sur le temps ; il faudrait pour cela qu’ils ne puissent agir que dans une seule direction. C’est ce cas qu’a choisi M. Deibœuf, quand, voulant nous donner la signification de la liberté comme puissance motrice, il nous la représente sous la forme d’une force uniquement capable d’agir dans une seule direction, et en outre sur un univers dépourvu de solidité et figurée par une ligne droite. Sa fiction est parfaitement légitime pour le but qu’il veut atteindre ; mais il faut reconnaître qu’elle prête à l’illusion signalée. Il est superflu de chercher à démontrer que l’homme et les animaux ont la faculté d’agir en tous sens. Le charretier qui engage sa voiture sur le passage d’un train aurait pu éviter la collision aussi bien en tirant son cheval à gauche ou à droite qu’en l’arrêtant. Évidemment, en toutes choses, l’important est d’agir au moment favorable, mais il faut aussi agir dans le sens convenable, etc. M. Delbœuf a comparé les forces de tension mises à la disposition des êtres vivants à un réservoir d’eau, où il n’y aurait qu’une vanne à lever pour donner lieu à l’écoulement du liquide. Cette comparaison pèche en ce sens que le réservoir des forces qui animent les êtres vivants, c’est-à-dire les centres nerveux n’ont pas qu’un seul tuyau d’écoulement, et ont, au contraire, dans les milliers de filets nerveux qui y correspondent, des moyens d’agir en tous sens et de toutes façons sur le milieu qui les entoure.

En résumé, c’est par suite d’une fausse interprétation des principes de la mécanique que M. Delbœuf a pu ainsi édifier sa théorie sur un seul pied. Si elle y gagne un certain cachet de nouveauté et d’originalité, elle n’en est pas moins incomplète et artificielle[1].

  1. Je ne me suis sans doute pas toujours bien expliqué, car ici M. Grocer raisonne à côté de ce que j’ai dit. Voici en raccourci mes propres expressions : Ou la liberté n’est rien, ou c’est la puissance de faire aller à droite