Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
revue philosophique

duellement, elle aussi, à la faveur de tels emprunts. D’un côté, les éléments qui entrent dans la constitution du génie sont complexes ; de l’autre, les influences héréditaires sont nombreuses : le nombre de celles-ci ne doit-il pas servir à expliquer la complexité de ceux-là ?

Telles sont les réponses que nous croyons pouvoir être faites à nos propres objections. Elles ne dissipent pas toute obscurité. En posant devant nous cette multiplicité d’éléments et cette multiplicité d’influences, en nous montrant dans la majeure partie des grands hommes les résultats d’une élaboration sourde et silencieuse opérée par des aïeux modestes, simples et calmes, il ne faut pas se dissimuler qu’elles cachent les données du problème dans une région souvent bien ténébreuse. Poursuivre ainsi les destinées de forces soumises par essence à une sorte de dispersion et d’émiettement continuels restera toujours une tâche difficile. Croire enfin qu’avec des conditions si nombreuses et si divisées, avec mille influences qui se croisent, se combattent, se réduisent ou s’annulent mutuellement au jour le jour, on puisse fréquemment trouver une tendance accentuée à la consolidation et à l’embellissement d’un type un et original, ce serait une singulière illusion. Mais nous savons depuis longtemps que rien n’est en effet plus rare et plus imprévu que le génie. Il arrivera donc quelquefois que certaines qualités psycho-physiologiques dominantes une fois données, exerceront sur la suite des combinaisons héréditaires une influence, une attraction assez décisives pour produire à la longue une organisation en même temps très riche et très une. Il arrivera aussi que par un concours de circonstances exceptionnelles, une semblable organisation apparaîtra sans avoir été préparée par un aussi long travail de la race. Il arrivera enfin que ce travail ou échouera complètement ou ne réussira qu’à moitié. Mais s’il est prouvé, par un certain nombre de faits positifs et de correctes inductions, qu’un tel travail n’est pas rare et que quelquefois il aboutit, c’est encore là un résultat que nous aurions tort de mépriser. Une famille qui dure longtemps a son grand homme en perspective, comme un soldat qui n’est pas tué a son bâton de maréchal dans sa giberne : ce sont là deux vérités fort approximatives sans doute. Pas plus l’une que l’autre, elles ne doivent être prises au pied de la lettre, mais pas plus l’une que l’autre elles ne méritent d’être raillées. Les Lamoignon, les Jussieu, les de Candolle ne sont pas arrivés au génie ; mais la famille de Charles Martel, mais les Bach, mais les Mirabeau, mais les collatéraux des Montmorency et des Nassau y sont visiblement arrivés. Quant aux premiers, on avouera bien qu’en y tendant, ils n’ont pas tout à fait perdu leur temps et leur peine.