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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

comme on dit que, parmi nos grands littérateurs ou nos grands savants, l’un sort d’une race patriarcale de bons magistrats, l’autre d’une suite d’artisans laborieux, et ainsi de suite. Il peut donc être également vrai : 1o que ces familles obscures et méritantes sont celles qui vivent le plus longtemps et qui ont le plus de chances de produire un jour ou l’autre quelque personnage extraordinaire ; 2o que c’est justement quand avec l’illustration commencent la lutte, le danger, la fatigue, que le principe de la décadence est fatalement posé ! Il reste toutefois l’espérance de voir cette vertu refleurir, si elle se repose en quelque sorte sous la forme féminine, et si elle se retrempe dans des alliances heureusement choisies, pour reparaitre, aussi restaurée, sous un nom nouveau.

La seconde difficulté n’est pas non plus sans réponse. Expliquer, disions-nous, le caractère et le tempérament des grands hommes, ou expliquer le succès de leurs tentatives, ce n’est pas expliquer leur génie même. On peut répliquer que, si ce n’est pas là toute l’explication, c’en est au moins ou le commencement ou l’achèvement. D’abord, si un grand homme est essentiellement celui qui fait de grandes choses, est-il possible que parmi les éléments de sa grandeur on néglige ceux qui lui ont donné le succès ? L’esprit ne crée qu’à la condition de descendre dans la matière : il la domine sans doute et la transforme à son image, mais non sans se plier à quelques-unes de ses exigences. Le grand homme et le saint ont été parfois réunis : on ne peut espérer qu’ils le soient toujours. Souvent, le saint s’éloigne du monde, parce qu’il le méprise il se recueille dans la paix de sa conscience et travaille pour l’éternité. Nos grands hommes combattent pour cette société même, si mélangée de vices et de vertus ; ils se meuvent tout entiers dans cette histoire toujours agitée en des sens si divers par les guerres et les révolutions. Comment donc ne pas faire entrer dans leur génie créateur ces caractères qui leur ont permis d’agir profondément sur ceux auxquels ils ont été contraints de se mêler ?

Allons maintenant à ces traits plus délicats et plus superficiels qui leur donnent leur physionomie originale. Il n’en faut point exagérer l’importance sans doute ; et l’on comprend qu’ils eussent pu être remplacés par d’autres sans que la puissance intime et profonde des facultés essentielles en eût subi d’altération. Mais la fusion des goûts et le mélange des caractères n’en sont pas moins un acheminement à la combinaison des aptitudes. S’il est vrai que le naturel d’un individu compte des éléments nombreux, empruntés à des sources différentes, il y a là une présomption très forte en faveur de cette idée que la vigueur de l’intelligence a pu s’être formée gra-