Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
537
la mécanique et la liberté

Cet arrêt d’ailleurs, M. Delbœuf nous en explique-t-il le mécanisme ? « Cette question, répond-il, n’est pas de mon ressort ni de ma compétence, » et, faute de pouvoir la résoudre, il la compare à ces mécanismes qui mettent en mouvement et en repos certaines machines, une locomotive, par exemple. « Le point capital, ajoute-t-il, est celui-ci : c’est que, pendant tout le temps que la machine ne fonctionne pas, il n’y a pas de force dépensée. » Ceci n’est pas tout à fait exact, et l’on saisira la portée de notre critique. Pas plus qu’une machine à vapeur sous pression, une machine vivante, qui est une machine continuellement alimentée, n’est dans le repos absolu ; quoique en arrêt, elle n’en est pas moins, à l’intérieur, dans une activité plus ou moins grande ; même pendant le sommeil, le cerveau ne cesse de fonctionner. On ne peut donc dire que l’arrêt soit un état d’inaction[1].

Il y a, au contraire, pendant ce temps, confit des forces nerveuses en jeu, et c’est dans ce conflit qu’il faut voir la cause de l’arrêt mis à la détente de ces forces. Notre dessein n’est pas d’entrer dans la description du mécanisme cérébral, d’ailleurs encore si peu connu[2] ; qu’il nous suffise d’avoir indiqué que c’est dans cette usine mystérieuse que s’élaborent en silence les mouvements volontaires, et que ces mouvements, que M. Delbœuf caractérise comme n’étant pas commandés par des mouvements immédiatement précédents, font, comme tous les autres, partie d’une chaîne non interrompue de causes et d’effets, d’antécédents et de conséquents. Si certains anneaux de cette chaîne ne sont pas visibles pour nous, une expérience universelle nous permet d’en admettre la présence.

L’intervalle compris entre l’excitation et l’exécution d’un acte volontaire correspond, dans l’ordre psychique, à la délibération. La délibération ne peut non plus être considérée comme une suspension d’activité ; elle est souvent plus pénible que l’acte lui-même. Celui-ci est déterminé par des motifs. Mais il n’entre pas dans mon plan d’aborder la question de la liberté par son côté subjectif. M. Michel a déjà formulé les objections que l’on peut faire, de ce

  1. Une machine sous pression fonctionne, et un être vivant en repos fonctionne aussi. Mais — était-il nécessaire d’être si explicite ? — son repos, partiel ou relatif, n’exige à coup sûr de lui aucune dépense de force locomotrice. Quand je ne marche pas, je ne me fatigue pas à marcher. Aimerait-on mieux la comparaison de l’horloge remontée, mais dont le balancier est arrêté ? Quant à ma réserve concernant l’explication du mécanisme, M. Grocler l’imite trois lignes plus bas. (J.-D.)
  2. On trouvera précisément sur ce sujet de précieux renseignements dans un article publié dans cette revue par M. Ribot. La volonté comme pouvoir d’arrêt, juillet 1882.