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la mécanique et la liberté

La difficulté pour nous n’est pas de reconnaître la discontinuité dans les mouvements volontaires, mais de démontrer que tous les autres sont continus. À première vue, il semble absurde d’affirmer qu’une pierre qui roule suive une courbe à caractères constants : Mais M. Delbœuf nous fait remarquer que le trajet suivi par cette pierre n’est qu’apparent et que, pour avoir la trajectoire réelle, il faut la composer avec les mouvements de la terre, du soleil, etc. ; et puis, qu’il y a des équations qui donnent lieu à des courbes si bizarres ! Bref, nous nous voyons dans l’impossibilité de vérifier expérimentalement la nature de la plupart des mouvements.

C’est à des considérations à priori que M. Delbœuf recourra pour établir que la discontinuité est bien le caractère distinctif des mouvements libres. Sa proposition fondamentale est celle-ci : « Etant donné un système de particules matérielles, reliées par des relations définies, et soumises à un ensemble de forces initiales également définies, elles décrivent chacune une trajectoire dont tout le développement est déterminé en ce sens qu’une portion finie quelconque de ce développement permet de reconstituer non seulement la trajectoire entière, mais également celles de toutes les autres particules du système. »

Ce théorème et ses corollaires vont plus loin que ce qu’avait avancé Laplace. Mais ne vont-ils pas trop loin ?

Effectivement, avec une portion de la trajectoire d’une molécule, on peut reconstituer la trajectoire entière de toutes les parties du système, mais cela à condition que soient connues les relations qui relient toutes les particules du système, c’est-à-dire la situation respective de ces particules ; de plus, les trajectoires entières ne seront données que par la résolution successive de toutes les équations qui composent la formule universelle (je regrette que mes connaissances trop élémentaires en mathématiques ne me permettent pas de m’expliquer mieux et de m’exprimer plus correctement ; on saisira cependant, je l’espère, l’idée qui fait le fond de mes objections).

Ainsi corrigé[1], le théorème de M. Delbœuf devient celui de Laplace. N’est-ce pas une exagération de dire qu’une seule des particules d’une goutte d’eau, observée pendant un instant, contient l’histoire entière de notre planète (mise à part l’existence d’êtres libres). Sans doute le mouvement de cette particule est bien le résultat de tous les mouvements passés et présents des autres molécules ; mais comment avec une résultante pour toute donnée reconstituer les composantes ? En outre, peut-on dire que le trajet observé de cette

  1. Il n’y a là aucune espèce de correction. (J.-D.)