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ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

graphe à sa morale. Il a tracé une peinture idéale de la vie qu’il avait sous les yeux ; l’âme qui y respire est l’âme de la Grèce antique. Moins grecque est la morale presque mystique de Platon, dont la pensée était trop haute pour refléter exactement le caractère de sa race, si haute que l’on croirait qu’elle est illuminée à l’avance des lumières de la révélation. Moins grecque aussi est la morale raide et enflée de cette école stoïcienne où se pressaient tant d’étrangers, Syriens, Phéniciens, Grecs orientaux, et, de plus en plus, ouverte aux humbles. Aristote au contraire, s’adresse à des gens heureux ; le nom qu’il donne au bien, c’est le bonheur, « Bonheur qui n’est ni mesquin ni vulgaire ; il consiste dans la réunion de ce qu’il y à de plus brillant, de plus exquis, de plus aimable : une libre et noble activité accompagnée de pures jouissances ; le mépris des choses insignifiantes, quoique les plaisirs humbles ne manquent pas et que le cortège des biens inférieurs ne soit pas rejeté ; l’amour du beau inspirant la conduite ; l’exercice viril des vertus sociales, civiles et politiques ; les calmes spéculations de la sagesse : quel mélange, quel juste tempérament ! et partout la pensée, guide et comme ouvrière de la vertu, puis suprême objet de la contemplation, pénétrant, animant, soutenant, gouvernant toutes choses, et enfin jouissant d’elle-même et trouvant dans cette jouissance une souveraine et divine douceur : une telle félicité était la plus haute qu’un Grec, purement Grec, pût concevoir, et c’est celle qu’Aristote, dans son Éthique, propose aux hommes. » (chap. II, pp. 52-76.)

Pénétrant alors dans l’intérieur de la doctrine, M. Ollé-Laprune en examine les deux principes, l’idée du beau, où il voit la règle de l’action, et l’idée du bonheur, qui en est la fin.

Le beau est le nom même de la moralité chez les Grecs. Les actions justes, tempérantes, courageuses sont belles, αἰ καλαὶ πράξεις. Cependant le commentaire même de M. Ollé-Laprune témoigne que le beau n’est pas pour Aristote une règle, mais une fin. C’est en vue du beau, καλοῦ ἕνεκα, que l’homme de bien pratique toutes les vertus, vit courageusement et, quand il est beau de le faire, souffre la mort. Le beau est la fin de la vertu, τέλος τῆς ἀρετῆς. Quel est le rapport de cette fin avec la fin suprême, le bonheur ? La question est posée (chap. V, p. 145) ; elle n’est pas résolue. Il semble par moments que M. Ollé-Laprune veuille enfermer la beauté dans la vertu morale et pratique, dans la région purement humaine, parmi les biens dignes de louange, τὰ ἐπαινετὰ, tandis que le bonheur résiderait dans la région divine de la vie, dans la pensée pure, comme le seul bien digne d’un religieux hommage, τίμιόν τι (p. 132 et p. 170). Mais cette indication est contredite par d’autres ; et insensiblement le beau est confondu avec le bien[1]. Quant à la règle morale, il faut la chercher soit dans la droite raison, ὁ ὀρθὸς

  1. « C’est des hauteurs de la pensée que descend dans les basses régions un principe de beauté. » (p. 185.) Ailleurs, le principe divin est présenté indifféremment comme τὸ κάλλιστον ou τὸ ἄριστον (p. 185).