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λόγος, soit dans les prescriptions de la loi civile, νόμος. Mais d’une part la loi est fondée sur la raison ; le double sens de notre mot français ordre se retrouve dans le mot νόμος (de νέμω) : arrangement et commandement ; et cet arrangement étant rationnel, τάξις ὀρθή, la loi est : la raison armée[1], Et d’autre part la droite raison est la raison de l’homme droit. De même qu’il n’y a pas deux mondes, un monde des idées et un monde des sens, mais que dans ce monde-ci, qui est le seul, les choses sensibles sont à la fois intelligibles, de même il n’y a pas une raison en général, une vérité universelle, mais des esprits particuliers qui pensent plus ou moins parfaitement l’objet de la pensée. L’idée vit, soit dans l’objet, soit dans le sujet, incarnée. Le philosophe qui cherche à l’isoler dans sa généralité abstraite se perd dans le vide, κενολογεῖν. Toute science est une condensation de l’expérience et, en la résumant, l’appauvrit. Aussi doit-elle être renouvelée sans cesse au contact de la réalité inépuisable. Or, en morale, la réalité est au cœur même de l’homme. Pour connaître les degrés de l’être, il faut les mesurer en soi. La bonne vue est simplement celle de l’homme qui a de bons yeux : la lumière vient aux yeux du dehors. La droite raison est celle de l’homme qui a le cœur droit ; la lumière ici vient du dedans. Donc l’homme de bien est la seule règle et la mesure du bien : c’est la sentence favorite d’Aristote, Il reste à savoir en quoi consiste la bonté de l’homme de bien (chap.  III, pp. 77-120).

Il est heureux. Le bonheur est la fin des choses humaines, τῶν ἀνθρωπίνων τέλος, la fin suprême pour laquelle on désire tout le reste et qui n’est pas désirée pour autre chose, τέλος τελειότατον, le principe et la cause de tous les biens, ἀρχὴ καὶ αἴτιον τῶν ἀγαθῶν, l’attribut des dieux et des hommes divins, τοὺς γὰρ θεοὺς καὶ τῶν ἀνδρῶν τοὺς θειοτάτους μακαρίζομεν. Toutes les idées morales sont donc subordonnées à l’idée du bonheur. Comment ? C’est le point essentiel du système, le point délicat par conséquent pour l’interprète. Voici le commentaire de M. Ollé-Laprune, dans lequel les idées paraissent plutôt rapprochées qu’enchaînées. Toute chose a une fin. Dans l’art, la fin de l’œuvre est en dehors d’elle. Dans la nature, l’être a sa fin en soi. L’être vivant a pour fin de bien vivre ; l’être raisonnable a pour fin de bien vivre selon la raison, c’est là ce qui lui est propre, sa vraie nature. Donc la fin, le bien, la perfection, la vraie nature, c’est tout un. « Or le plaisir naît de cela, » Le plaisir est la conscience et la jouissance de l’acte. Plus l’acte est parfait, plus doux est le plaisir. « Si donc l’activité de l’être raisonnable est réglée d’une manière conforme à sa nature, il y aura là pour lui une source continue de joie. Et si, de tous les actes dont sa nature le rend capable, il accomplit le plus relevé et le plus essentiel à cette même nature, sa joie sera de toutes les joies la plus pure et la plus grande. Donc vivre bien et vivre heureux, c’est la même chose. Et le

  1. Τάξις ὀρθή ἰσχύν ἔχουσα, (Morale à Nicomaque, X, x, 11). — Pour les citations d’Aristote, je renvoie à l’édition Bekker.