Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
552
revue philosophique

lées louables et bonnes, καλά. Je n’examine pas, d’ailleurs, comment les mœurs se forment. Mais, aussitôt les hommes réunis en société, elles s’établissent, et désormais elles ne cessent de faire sentir tour à tour le frein et l’éperon au caprice individuel. Le sens moral est le sentiment de cette nécessité toujours présente et puissante, quoique non pas matérielle, morale par conséquent. À demi instinctif, il ignore la pression qu’il subit et qui le dirige ; il embrasse comme le bien suprême et absolu les fins que lui sont présentées à demi masquées, sans soupçonner l’horizon ouvert au delà infiniment. Il s’étend sans doute en s’éclairant, et il arrive un jour où il oppose à la nécessité sociale la nécessité plus profonde de la nature. Mais ce sont les exigences des mœurs publiques qui composent d’abord le code du devoir. La conscience morale est collective avant de devenir individuelle. Nous retenons nous-mêmes ces expressions populaires où reluit toujours la pensée des anciens temps, et nous disons comme Aristote : Il est honteux de mentir, il est beau de mourir pour la patrie. Et cependant l’opposition prolongée de Dieu et de César, la séparation de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel, en déchirant notre vie, a donné pour nous aux choses morales une intimité que les Grecs n’ont jamais connue. Ils n’ont pas connu ce que nous appelons le devoir, la responsabilité, la conscience morale ; ils n’ont senti le besoin d’aucun des mots qui se rapportent à la moralité du sujet. La moralité a pour eux un caractère social. Nous ne pouvons donc trouver un terme exact pour traduire τὸ καλόν : c’est le bien recommandé par l’opinion, décoré par le langage, opposé au bien égoïste de l’individu ; c’est, à ce titre, le bien moral, le seul bien moral que les anciens aient nommé. Voici une phrase d’Aristote qui a, ce me semble, la valeur d’une définition : « Il y a trois choses à désirer le bien, καλόν, l’utile, l’agréable, et trois choses à repousser, le honteux, le nuisible, le désagréable, et l’homme bon est celui qui agit bien au sujet de ces choses[1]. » Le sens de τὸ ἁγαθόν se précise en même temps : il désigne précisément ces trois choses, τό καλόν τό σύμφερον τό ἡδύ, c’est-à-dire tout ce qui est bon en général pour l’être dont il s’agit, C’est même en. distinguant ainsi τὸ ἁγαθόν de τό καλόν qu’Aristote se propose de faire la théorie de τὸ ἁγαθόν. Sans doute il se rend compte du caractère social du bien moral ; il en a le sentiment si énergique qu’il fait de la morale une partie de la politique. Mais il est emporté dans le courant de la pensée socratique ; il cherche la définition de l’essence absolue ; il transporte au ciel le bien de l’homme et raréfie le sens de τὸ ἁγαθόν jusqu’à désigner essentiellement par ce mot le caractère de l’acte divin, de la réalité absolue et éternelle. Par là, Aristote subordonne finalement τό καλόν à τὸ ἁγαθόν, le bien moral au bien métaphysique ; et il absorbe enfin la politique dans la morale. Voilà pourquoi, s’il

  1. Τριῶν γὰρ ὄντων τῶν εἰς τὰς αἱρέσεις καὶ τριῶν τῶν εἰς τὰς φυγάς, καλοῦ συμφέροντος, ἡδέος, καὶ τριῶν τῶν ἐναντίων, αἰσχροῦ, βλαβεροῦ, λυπηροῦ, περὶ πάντα μὲν ταῦτα ὁ ἀγαθὸς κατορθωτικός ἐστιν. II, ii, (iii), 7.