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ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

d’universel qu’on puisse comprendre sous une seule et même idée[1] » ; il est l’objet d’un jugement relatif et particulier ; et cependant ce jugement repose sur un principe universel. En langage moderne, la morale n’est pas une science, mais il y a place en morale pour une métaphysique des mœurs, à côté, comme dirait Kant, de l’anthropologie pratique. Cette métaphysique des mœurs, Aristote l’a exposée dans le dernier livre de la Morale à Nicomaque, ce beau Xe livre, égal aux plus hautes conceptions de la pensée philosophique de tous les temps par sa sublimité tranquille.

Ce n’est pas le moment de poursuivre. Il y a cependant un autre point sur lequel je voudrais encore insister un peu : c’est le sens du mot τὸ καλὸν. M. Ollé-Laprune oppose d’abord τὸ καλὸν à τὸ ἀγαθόν, comme nous opposons le devoir, la loi formelle de l’action, à l’objet ou à la fin de l’action. Mais cela revient à introduire dans la morale d’Aristote les distinctions et divisions de nos livres, de la Morale de M. Janet par exemple. Puis il traduit καλὸν par beauté, et il transforme ainsi l’éthique d’Aristote en une morale esthétique : « C’est la beauté qui demeure le propre caractère de la moralité[2] ; » « La forme que la raison donne aux actes est esthétique plutôt que légale[3] ; » « La conception aristotélicienne de la vertu a un caractère qu’on pourrait nommer esthétique[4] ; » etc. Mais par là il est amené peu à peu à confondre entièrement le beau et le bien. Et, d’autre part, le bien est identifié avec le bonheur. Comment éclaircir cette confusion ? Le moyen le plus simple serait de recourir à une distinction de l’école et de voir dans τὸ καλὸν le bien moral, et dans τὸ ἀγαθόν le bien naturel. Cette distinction ne me semble pas vaine, mais elle ne s’étend pas assez loin, et elle est bien scolastique. Il faudrait serrer la difficulté de plus près. Dans le texte grec, καλὸν est employé parfois comme un simple synonyme de σπουδαῖον ou de ἀγαθόν ; ainsi, dans la définition de l’action bonne, les mots τὸ κάλλιστον τὸ σπουδαῖον, rapprochés dans le même passage, désignent absolument le même caractère des objets[5]. Mais, en général, Aristote n’emploie par ces mots indifféremment ; il réserve à καλὸν son sens propre, celui qu’il avait dans l’usage ordinaire. Est-il possible de le déterminer ? Il appartient du moins au philosophe de l’essayer, plutôt peut-être qu’à l’helléniste. Car le sens populaire, c’est celui qu’impose au mot la pensée populaire. Et, si l’on pénètre dans la conscience populaire, je crois qu’il est facile de montrer que le bien moral est simplement pour elle le caractère commun des actions que la société approuve ou exige. Les actions qu’elle commande sont proprement justes et légales, δίκαια ; celles qu’elle approuve sans les prescrire, restant libres, sont appe-

  1. I, iv, 3.
  2. P. 83.
  3. P. 86.
  4. P. 57. Cf., p. 99 : « L’idée qu’Aristote se fait de la responsabilité est, peut-on dire, esthétique plutôt que proprement morale. »
  5. X, iv, 5.