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Elle n’en est pas moins très différente de la moralité du fidèle humilié devant les autels de Dieu.

C’est même là le dernier point sur lequel je chercherai querelle à M. Ollé-Laprune. Il rapproche les doctrines de Platon, d’Aristote, de Leibnitz, de Kant, il croit trouver partout un eudémonisme qui s’exprimerait entièrement dans la philosophie chrétienne, La morale d’Aristote est païenne, il veut la convertir au christianisme. Pour moi, il me semble que la pensée grecque et la pensée chrétienne sont froissées également dans cet embrassement contre-nature. La morale chrétienne, avec sa couronne d’épines et ses ceintures armées de pointes, avec son culte de la douleur, de la pauvreté et de la mort, un eudémonisme ! On a pu rapprocher du Dieu crucifié de la Judée le juste mis en croix de la République. Mais écoutez donc comme Aristote donne la réplique à son maître : « Ceux qui disent qu’un homme vertueux mis en croix est heureux, qu’ils le sachent ou non, disent une sottise[1], οὐδὲν λέγουσι. Pour lui, il s’est enfermé dans le monde. Le bonheur qu’il définit est borné par la mort. C’est la fleur rare et toujours fragile de cette vie terrestre, une imitation imparfaite de la félicité divine. Il suppose une noble naissance, certains avantages physiques[2], Il consiste dans une mesure difficile à garder au milieu des circonstances changeantes ; il reste le privilège de quelques sages. La plupart des hommes sont des animaux politiques qui contractent, sous la dure discipline de la loi civile, toute la moralité dont ils sont susceptibles. Mais le sage lui-même meurt, bien moins divin, bien moins heureux que ces êtres éternels qui éblouissent ses yeux, les astres du ciel, θειότερα[3], Certes si les paroles humaines ont jamais rendu un son différent, ce sont celles de saint Paul rapprochées de ces pages d’Aristote. Et la morale de Kant avec son austérité implacable, avec sa doctrine de la chute et du mal radical, avec sa foi religieuse, un eudémonisme aussi ? Non, l’eudémonisme est une doctrine naturaliste. Qu’on y introduise l’idée d’une destinée immortelle, on le fait éclater. Sans doute la contradiction est moins palpable, quand on parle de la vie future comme d’un simple prolongement de celle-ci, comme d’une sorte de retraite avec maison aux champs. Mais Kant en parle un peu différemment. C’est parce que la vie actuelle n’a pour lui qu’une réalité apparente, qu’il croit à la réalité de la vie éternelle. C’est la négation de l’idée d’Aristote.

On le voit : là où M. Ollé-Laprune, entraîné sur la pente d’un dogmatisme éclectique, se plaît à voir surtout les ressemblances des choses, un esprit critique serait plus frappé de leurs différences. Là où il adoucit les traits de chaque système pour les accorder, pour former une har-

  1. Οἱ δὲ τὸν τροχιζόμενον εὐδαίμονα φάσκοντες εἶναι, ἐὰν ᾖ ἀγαθός, ἢ ἑκόντες ἢ ἄκοντες οὐδὲν λέγουσι. (VII, xiv, 3.)
  2. I, ix, 16.
  3. Καὶ γὰρ ἀνθρώπου ἄλλα πολὺ θειότερα τὴν φύσιν, οἷον φανερώτατά γε ἐξ ὧν ὁ κόσμος συνέστηκεν. (VI, v).