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ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

monie selon son goût, tel autre y appuierait pour faire éclater les discordances. Pour moi, je crois sentir que la vérité réside dans l’individuel, ou plutôt dans le rapport des choses avec l’individualité de chaque esprit. L’histoire de la philosophie aurait donc à saisir à travers les pensées exprimées cette disposition subjective du penseur qui les a animées, qui a donné au système sa forme singulière. Il s’agirait, en rapprochant les morceaux de la lyre brisée, de faire résonner encore le chant d’Orphée. Mais qui donc peut se flatter de tenir la balance équitablement ? L’esprit éclectique a ses avantages et sa vérité ; nous n’en sentons plus guère que les lacunes. Nos modes d’esprit à leur tour seront jugées sévèrement. Un temps viendra où notre peur des termes métaphysiques et notre goût complaisant pour toute doctrine prétendue expérimentale feront assez mauvaise figure devant la critique. Ces révolutions de l’idée sont naturelles ; ce n’est pas à dire qu’elles soient tout à fait inoffensives. Les croyances morales sont engagées dans les systèmes ; elles paraissent compromises, et souvent, en effet, elles sont ébranlées quand les systèmes changent. C’est pour cela que la philosophie d’une génération est toujours un peu suspecte aux philosophes de la génération précédente. Ils l’ont couvée cependant, mais ils tremblent quand ils la voient grandie et libre, comme si elle allait courir aux abimes. Il y eut un moment de sa vie où Voltaire lui-même parut suranné aux jeunes gens ardents. Ce n’est peut-être pas seulement par horreur des formules que M. Renan avouait l’autre jour ne pas bien savoir s’il est matérialiste ou spiritualiste. C’est la coquetterie d’esprit d’un homme aimable qui, si désabusé qu’il soit, tient cependant à toujours être de son temps : il aurait trop peur de paraître ne pas le comprendre. Est-ce à dire qu’on doive, comme le proposait M. Renan, détacher les croyances morales de tout système ? Sans doute les besoins du cœur sont éternels, tandis que les systèmes se succèdent. Mais vouloir séparer le cœur du cerveau, est-ce possible ? Et la proposition n’avait-elle pas de quoi faire sourire un physiologiste ? Non ; si la forme de l’esprit humain demeure identique, elle ne peut rester vide. Elle n’a pas cessé et ne cessera pas de s’adapter successivement et de donner un sens à des mondes de représentations différents. C’est à nous, en achevant la synthèse de notre esprit momentané, d’y enfermer d’une manière ou d’autre ce qui a un sens éternel.

Pour revenir à Aristote, avec une pensée profonde il semble avoir eu quelque penchant à l’éclectisme. De plus, il est le métaphysicien de l’école. Platon paraît s’être inspiré de ce sentiment mystique que la direction de la pensée importe plus que la réalité de son objet ; en tout cas, il a laissé à Aristote le soin d’organiser la doctrine. Or Aristote à organisé puissamment une philosophie de la nature et une philosophie de l’homme toutes métaphysiques, procédant, l’une à la recherche des causes finales immanentes, l’autre à la poursuite de la fin transcendante, par des analyses de notions. À ce point de vue, le commentaire de M. Ollé-Laprune a une sorte de fidélité que je n’ai pas bien signalée ;