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Rochefoucauld a écrit à ce sujet une maxime souvent répétée sous diverses formes et en des sens non moins divers, « Il n’appartient, dit-il, qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts[1] » Comprendrons-nous que la grandeur des défauts est la conséquence, le signe et la mesure de la grandeur de celui en qui nous les surprenons ? C’est, si l’on veut, un signe de la violence de son tempérament ou de la persistance prolongée de ses habitudes, ce qui est une tout autre chose. Concédons cependant que c’est quelquefois le signe d’une grandeur native égarée, d’un fonds riche et mal cultivé. Ainsi l’on dira que la violence de la maladie et de la douleur dans une organisation physique atteste bien souvent l’énergie de la vie qui lutte et se débat. Mais enfin, quand l’organisme en est là, la puissance de la vie est bien menacée ; et quand la force des facultés mentales ou affectives se manifeste par la grandeur des défauts, il est difficile de ne pas accorder que la grandeur totale du personnage y perd plus qu’elle n’y gagne. Dans tous les cas, rien absolument ne prouve que ce mode de manifestation de la grandeur ait quelque chose de nécessaire, et surtout qu’il soit une des qualités ou des vertus constitutives du génie.

Une interprétation plus juste de la maxime de La Rochefoucauld est celle-ci : Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts… impunément. Qu’un homme de génie ait des faiblesses, des vices, des désordres, c’est son affaire ! Ce que nous, humanité, qui lui décernons la gloire comme prix de ses services, voulons de lui, c’est qu’il les ait compensés par un surcroît de dévouement, d’amour du beau, de lucidité d’intelligence, de force d’attention, en un mot qu’ils ne l’aient pas empêché de faire de grandes choses. Dans les conditions ordinaires de la vie, ni le désordre qui disperse, ni la violence qui épuise, ne laissent les facultés assez intactes pour produire une œuvre virile. Mais le grand homme est précisément celui qui demeure assez fort pour se ressaisir au milieu de ses chutes et discipliner à temps la fougue de ses impulsions. Qu’un écrivain ou un artiste, par exemple, étudie ses propres passions, puis les dépeigne ou les exprime avec éclat, cela est possible ! Mais encore faut-il qu’il ait repris sur eux son empire, et que l’étude ait restauré en lui, dans son énergie et sa pureté, cette autre passion qui finalement doit surmonter toutes les autres, la passion de l’art et du beau. En d’autres termes, il faut que ses défauts respectent le domaine sacré où il exerce l’art qu’il aime et où il accomplit son œuvre propre (οἰκείον ἐργόν, selon l’expression classique d’Aristote). C’est bien là, si nous

  1. Edition Duplessis, dans la Bibliothèque elzévirienne, p. 168.