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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

avait aussi en lui beaucoup de Henri d’Albret qu’à côté d’un sérieux qui allait parfois jusqu’à la solennité et d’une hauteur vraiment royale, les biographes relèvent en lui à plaisir des traits de légèreté coupable et de trivialité. Tous nous disent que c’était un mélange extraordinaire de courage sain et robuste et de complaisantes faiblesses, d’ingratitude et de fidélité, de générosité de cœur et de ruse, on peut aller jusqu’à dire d’esprit, d’héroïsme et de ridicule[1].

Il est de même acquis que l’on retrouve dans le grand Frédéric son aïeul Frédéric Ier, le brillant et généreux fondateur de la Société royale de Berlin (dont le premier président fut Leibniz), mais aussi son père Frédéric-Guillaume Ier le roi-sergent, celui qui poussait jusqu’à des manies si singulières le souci de transformer ses villes en des casernes, son État en un vaste camp. De là l’impression parfois douteuse que produisent non seulement sa vie, mais la lecture de ses écrits car un critique a pu caractériser très exactement sa correspondance en disant qu’on y trouvait « des taches de bière et de tabac sur des pages de Marc-Aurèle ».

Napoléon Ier tenait de son père non seulement cette âpre ambition, ce mélange d’astuce et de convoitise dont nous avons déjà parlé, mais une disposition cancéreuse et une agitation nerveuse qui, avec un peu de bonne volonté, a paru revêtir dans sa jeunesse un caractère « épileptiforme ».

Arrêtons-nous à ces exemples saillants et authentiques, et concédons qu’on en pourrait d’ailleurs apporter beaucoup d’autres. Sont-ce là des phénomènes de métamorphose et d’alternance ? On l’admettrait si les vices ou les misères des auteurs disparaissaient pour l’un temps chez leurs produits en y faisant place au génie. On retrouverait alors dans la vivacité du génie l’équivalent de la violence criminelle ou maladive dont elle serait la simple transformation. Ainsi, quand la chorée succède au rhumatisme articulaire, c’est que le rhumatisme articulaire a disparu. Mais comment dire ici qu’il y ait métamorphose, puisqu’il y a coïncidence ? La violente amour que Henri IV portait à ses sujets était-elle une transformation de celle que l’un ou l’autre de ses aïeux pouvait porter à ses maîtresses ? Mais non puisque toutes deux subsistaient également chez le bon roi avec une pareille vivacité.

Comment cette grandeur et ces faiblesses se développent-elles ainsi côte à côte ? demandera-t-on. C’est là une question qui se présente si naturellement ici que nous ne devons point l’éviter. La

  1. Voy., dans l’Histoire de France de Michelet, la description de l’accoutrement sous lequel il s’était travesti pour chevaucher incognito à la portière de Charlotte de Montmorency.