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— Soit, dira-t-on, le déterminisme ne vous empêchera pas de chercher la vérité ; mais en revanche il vous enlèvera le moyen de la reconnaître. Si toutes nos opinions, si toutes nos « représentations » intérieures sont également nécessaires, dit M. Secrétan, à quoi reconnaître celles qui sont vraies ? Vous ne pouvez sortir de vous-même pour comparer vos représentations avec les objets représentés : le critérium objectif vous manque. Il est vrai, ajoute M. Secrétan, qu’il nous manque aussi à nous-mêmes, partisans du libre arbitre ; mais en revanche nous en avons un équivalent : « C’est le concert des esprits, obtenu par le sincère effort de chacun d’eux pour étendre et pour ordonner le champ de ses représentations. » Ce concert, cet accord « s’obtient par la vérification, c’est-à-dire par la concordance des résultats d’une méthode avec ceux d’une autre, se reproduisant dans chaque esprit[1]. »

« Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier après Jules Lequier, l’erreur est nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour l’une ou pour l’autre, et qui demain peut changer. Le faux est donc vrai,

    rôle contemplatif ; aucun n’accepte d’être en tout un instrument entre les mains de l’impérieuse fatalité ; tous ils ont la prétention d’entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins. » Oui, sans doute, répondrons-nous, mais ils comptent pour cela sur la pensée et sur la force même que les idées exercent. « S’ils tiennent tous à lui arracher le secret de sa puissance, c’est pour la dompter avec ses propres armes ; » oui, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d’un but déterminé. « Mais n’insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l’inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique. » (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire ; croire au déterminisme, c’est précisément croire à la valeur pratique, à l’efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l’action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul peut, s’il lui plaît, rendre la science pratique. Pour eux, la science est purement contemplative, non pratique par elle-même. — Un autre paralogisme voisin du précédent se trouve dans M. Naville : « Les conseils d’hygiène et de régime supposent, dit-il, aussi bien que les directions de la plus haute morale, l’existence d’une volonté raisonnable et libre à laquelle on s’adresse. On répare des machines lorsqu’elles ont quelque défaut ; on ne leur donne pas de conseils. » (Rev. phil., 1879.) — On ne donne pas de conseils à une machine, parce qu’elle n’a ni oreilles ni intelligence ; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu’ils sont intelligents ; mais il est inutile pour cela qu’ils soient libres, et même, si on leur donne des conseils, c’est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c’est que l’on compte précisément sur l’efficacité des idées scientifiques et des motifs d’intérêt personnel. C’est à une liberté arbitraire qu’il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins : l’argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux ; l’argumentum logicum est un bon moyen pour l’homme.

  1. P. 38