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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

va se suspendre pour l’intérêt pratique de la société humaine, c’est-à-dire pour un intérêt de clocher. De quel côté est l’objectif, de quel côté le subjectif ? N’est-ce pas la science qui est vraiment objective et la pratique qui est subjective ? Admettre le principe de causalité universelle, n’est-ce pas précisément me désintéresser de mon individualité ?

La question ne nous semble donc pas bien posée. M. Secrétan place les vues d’intérêt où elles ne sont pas et ne voit point la nécessité où elle est. Suivons-le cependant dans la solution qu’il propose de l’alternative où il veut enfermer les déterministes. Son artifice consiste, après avoir fait du déterminisme un simple postulat d’intérêt scientifique, à soutenir, avec M. Renouvier, que l’intérêt scientifique lui-même postule le libre arbitre, ce qui assurerait l’avantage définitif à l’intérêt pratique.

L’argument essentiel de M. Secrétan, et aussi de M. Renouvier, c’est que le déterminisme supprime 1o toute recherche possible de la vérité, 2o tout critérium possible de cette même vérité. « Dans le système déterministe, dit d’abord M. Secrétan, système où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu’il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l’engager à la mettre en question, et à en rechercher la vérité ; » au contraire, « dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste : c’est un motif de conscience[1]. » — En raisonnant de cette manière, on pourrait dire : « Tout malade ayant nécessairement le seul état de santé qu’il puisse avoir, on ne trouve pas de motif pour l’engager à soigner sa santé. » M. Secrétan n’oublie-t-il point qu’on peut triompher d’une nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple d’une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine ? Le motif de contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l’hypothèse du déterminisme que dans toutes les autres : ce motif, c’est l’expérience de nos erreurs et de leurs suites. M. Secrétan raisonne comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils mourront quoi qu’ils fassent. Cette prétendue application du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu’elle consiste à croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais qu’ils sont déterminés indépendamment de leurs causes[2].

  1. P. 38.
  2. Même paralogisme chez M. Delbœuf. « Dans le fond de leur cœur, dit-il, et en dépit de leur système, nul d’entre les savants ne réduit la science à ce