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dans la pensée est le renversement de la pensée même. Si une volonté indifférente est inintelligible, une pensée indifférente est franchement absurde[1].

Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des intelligences, que MM. Renouvier et Secrétan revendiquent pour les partisans du libre arbitre, est au contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme intellectuel, C’est précisément parce que nos diverses intelligences sont soumises aux mêmes lois, c’est-à-dire aux

  1. M. Delbœuf appelle jugements récurrents ceux qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple : Il n’y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, selon M. Delbœuff, quelques-uns peuvent être vrais, d’autres n’ont pas de sens, d’autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière catégorie rentre ce jugement qu’il n’y a pas de règle sans exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delbœuf prétend que « la proposition : l’esprit n’est pas libre, forme, elle aussi, un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l’esprit affirme le contraire, il n’est encore en cela que l’écho de la fatalité. Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps que la liberté. » (Rev. phil., décembre 1876 et novembre 1881). Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus heureux que les autres, car il n’y a aucune contradiction à dire : L’esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines conditions, tantôt à se reconnaître nécessité. — Mais, objecte M. Delbœuf, quand l’esprit affirme sa liberté, il n’est encore « que l’écho de la fatalité. » — Soit ; mais de ce que tous les états subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en conclure qu’ils soient tous également conformes à la réalité objective et qu’il n’y ait plus de science ? Fatalité n’est pas nécessairement vérité. Le fou est fatalement fou, et l’homme sain d’esprit est fatalement sain d’esprit ; il n’en résulte pas que tous les deux « se vaillent » au point de vue de l’adaptation des idées aux objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement équivalentes. M. Delbœuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre arbitre, qui est un pur paralogisme. « Si tout est nécessaire, disait Jules Lequier d’après le résumé de M. Renouvier, les erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et indiscernibles. » — Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles, que voit l’homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états sont, pour parler le langage de M. Renouvier, indiscernibles ! — « La distinction du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier, puisque l’affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du vrai. » — Alors, deux photographies dont l’une est ressemblante et dont l’autre ne l’est pas se valent, puisque la première et la seconde sont l’œuvre des mêmes lois nécessaires de l’optique. « L’affirmation que tout est nécessaire, dit encore M. Renouvier d’après Jules Lequier est elle-même impossible, n’y ayant point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que donnée par la même nécessité. » On reconnaît là le jugement récurrent de M. Delbœuf. Le caractère sophistique du raisonnement est évident ; voici la majeure : — Les jugements (vrais on faux) ne se distinguent pas sous le rapport de la nécessité subjective, en tant que « donnés par la même nécessité » ; de là M. Renouvier conclut que les jugements vrais où faux ne se distinguent pas sous le rapport de la conformité objective ; ce qui n’est point contenu dans les prémisses. Toute la poudre logique où mathématique qui peut être jetée aux yeux du lecteur ne saurait l’aveugler au point de lui faire prendre ce paralogisme pour un argument sérieux.