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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

c’est d’abord le côté négatif de cette idée, qui est l’indépendance de l’être intelligent à l’égard du dehors, puis le fond positif de l’idée, qui est la plénitude de la puissance intelligente. L’indépendance absolue est un idéal qu’il serait chimérique de se figurer déjà réel ; en ce sens, c’est, si l’on veut, une illusion ; pourtant un idéal dont on peut se rapprocher progressivement n’est pas illusion pure et absolue. Il y a ici la même différence qu’entre la république de Platon, pure utopie, et la république vraiment idéale de la politique moderne, qui est réalisable progressivement sans pouvoir être entièrement réalisée. Quant à la plénitude de la puissance intelligente, qui est au fond la puissance des idées, elle n’a rien d’illusoire. L’idée de liberté, dans son fond expérimental, c’est l’idée de la force des idées. Quand je me crois libre, empiriquement, j’attribue la force prédominante à l’idée même de ma force. Or, cette force prédominante n’a rien de chimérique ni d’utopique dans une foule de cas. Elle ne ressemble pas au mouvement perpétuel. Il est certain, d’abord, que les idées sont des forces, puisque, parmi les idées, se trouve celle même de la force des idées, qui peut devenir prévalente et directrice. Le pouvoir ainsi produit n’a rien d’incompatible avec le déterminisme ; il est au contraire le déterminisme se réfléchissant sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se diriger soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre, comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé l’analyse ; une grande partie des malentendus si fréquents en cette question tient à l’oubli de ce phénomène et de ses lois ; l’idée de la force des idées, devenant elle-même force entrainante, est comme le foyer et le centre d’un système astronomique qui entraîne avec soi les autres motifs et les autres mobiles dans une trajectoire résultant de toutes leurs forces combinées avec la sienne.

Ces remarques, quelque incomplètes qu’elles puissent être, nous permettent de répondre à une question préalable qu’on pourrait nous faire : — Pour que l’idée de liberté agisse en nous, il faut commencer par avoir cette idée ; or, peut-on l’avoir même si on n’est pas libre ? « Si l’idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de l’observation de la conscience, d’où vient-elle[1] ? » — « Comment ce qui n’est pas libre, demande M. Delbœuf, peut-il avoir l’idée de la liberté ? » — L’argument est classique ; il n’en est pas plus probant. L’idée d’une indépendance relative est un objet d’expérience ; celle d’une indépendance complète est une construction de la pensée. Les formes sous

  1. Rev. ph, La physique et la morale, p. 216.