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lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie illusoires ou utopiques, en partie réalisables et pratiques, sont aussi des constructions possibles de la pensée. L’expérience m’apprend, par exemple, que deux actions contraires sont faisables et ont eu lieu effectivement ; elle ne m’apprend pas qu’elles soient possibles en même temps, sans doute ; mais il ne m’est pas difficile d’imaginer cette possibilité simultanée par une simple combinaison de notions. — J’aurais pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le plus fort : voilà le jugement qui sert de point de départ ; faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par cette nouvelle hypothèse : Les motifs étant les mêmes, j’aurais pu agir autrement ; nous aurons ainsi construit l’idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre. Il n’est pas nécessaire pour cela que l’idée du libre arbitre réponde à une réalité. Les lois de l’imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d’idées nécessaires. Quand nous avons commis, par exemple, une action mauvaise sous l’influence d’une passion dominante et que nous rentrons ensuite en nous-mêmes, la passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se trouve avoir actuellement l’avantage ; si c’était à recommencer, il nous semble alors, non sans raison, que nous agirions autrement. Nous projetons alors invinciblement notre état présent dans le passé, et nous nous représentons l’action raisonnable comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible égal à l’autre, égal à l’action passionnée, Au fait, l’action raisonnable eût été possible si j’en avais conçu plus fortement la possibilité même, si l’idée de ma puissance sur moi eût été plus présente et plus énergique. Une fois conçue et comprise comme désirable, l’idée de ma puissance sur moi tend à se réaliser, et elle pourra se réaliser en effet peu à peu, mais d’une façon régulière, par des moyens déterminés. À tout autre motif je substituerai le motif de ma puissance possible, de mon indépendance possible comme être raisonnable, de ma « liberté » que je veux essayer de réaliser, et ce motif agira comme tous les autres, dont il pourra devenir le principe hégémonique.

S’il est inexact de dire avec M. Secrétan que l’idée de liberté est à nos yeux, sous toutes ses formes, une absolue illusion et une pure utopie, il n’est pas moins inexact de dire que l’idée soit la liberté même et qu’il suffise de se croire libre pour le devenir effectivement. M. Caro, retrouvant dans la correspondance de l’abbé Galiani, récemment publiée, quelques phrases qui rappellent la théorie par nous soutenue sur les effets pratiques de la croyance à la liberté, est allé jusqu’à dire, par une évidente exagération de notre pensée : « Par