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diminuer ce que d’autres veulent meilleur qu’il n’est possible de l’obtenir. Supposons donc une âme vigoureuse, mais pétrie de ce même levain qui fermente chez nous tous, ou pour le bien ou pour le mal. Toute force tend à s’exercer, donc à s’appliquer, et à s’appliquer à un objet dont l’importance soit en proportion de son énergie. Un éléphant ne se raidit pas contre un arbuste ; un lion ne rugit ni ne court après une taupe. Un Leibniz veut concilier, non pas deux ou trois petites difficultés de casuitique, mais Aristote avec Descartes ; un Newton veut découvrir… le système du monde ; un Henri IV et un Richelieu veulent pacifier leur pays pour lui donner la prédominance sur tous les autres ; un Napoléon Ier, discipliner les forces de la Révolution française pour battre l’Europe coalisée, et ainsi des autres. La puissance intellectuelle, à mesure qu’elle a conscience d’elle-même, se porte vers un objet de plus en plus grand. Qu’arrive-t-il alors ? Que les facultés se groupent, que les efforts se coordonnent, que l’intensité de la passion même se met au service du grand dessein. Mais se mettre au service d’une idée, c’est se plier à ses exigences, c’est admettre une règle, c’est introduire dans ses propres mouvements un ordre qui ne les laisse se développer que là où il faut, mais avec une énergie soutenue et dirigée par le pressentiment du succès. Ainsi, dans la première confusion d’une âme hésitante, il y a souvent une impétuosité généreuse qui cherche son issue. Ne la trouve-t-elle pas[1], la vigueur s’use, et la grande vie est manquée. La trouve-t-elle, non seulement l’impétuosité retrouve l’efficace que lui ôtait son agitation désordonnée ; mais toutes les forces latentes et en réserve, émergeant l’une après l’autre, viennent apporter leur concours en temps voulu ; les idées se multiplient et forment un système ; l’horizon s’étend de plus en plus, mais la clarté du grand dessein l’illumine, et l’exécution de ce dessein le remplit tout entier. Toutes proportions gardées, c’est là un effet analogue à celui qu’opèrent en chacun de nous l’appel décisif de la vocation, le choix d’une carrière aimée, la découverte d’un sujet de travail qui, convenant à nos aptitudes, met fin à toute une période d’hésitations. C’est donc la force d’esprit qui ; appliquée à une grande chose, développe, entraîne le génie, et met ainsi une unité dans le conflit des tendances qu’avaient pu léguer les aïeux. Là où le dessein se perd de vue, sans doute, l’unité se brise pour un moment, et les excès peuvent reparaître avec la fougue primitive des passions qui les provoquent ; puis, quand la poursuite du but recommence, l’énergie tendue de la

  1. C’est là qu’est l’importance du milieu actuel. Nous y reviendrons dans une autre étude.