Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
H. JOLY. — psychologie des grands hommes

volonté s’y précipite, sans regarder autre chose que les moyens efficaces d’y parvenir ; c’est alors que le grand homme méconnait souvent plus d’un devoir et sacrifie plus d’un droit, pour étonner bientôt après par l’abandon magnifique de son intérêt personnel, par la générosité touchante de ses pardons et de ses oublis. En avançant enfin dans la vie, il s’habitue à trouver les limites de son pouvoir, plus sûrement encore celles de ses jouissances. S’il lui était arrivé jadis de ne croire qu’à lui-même et de ne consulter que son ambition, son orgueil s’incline alors, et sa grandeur s’humanise. Sainte-Beuve cite quelque part ce mot de Frédéric, « qu’on n’a pas vu, sauf Enée et saint Louis, de héros dévot. » Mais l’éminent critique, dont nul à coup sûr ne suspectera la pleine liberté d’esprit, ajoute[1]: « Dévots ! C’est possible, en prenant le mot dans le sens étroit ; mais religieux, on peut dire que les héros l’ont presque tous été. » Puis, s’appuyant sur des témoignages qui donnent à croire que Frédéric exagérait lui-même son irréligion, il cite à l’appui ces paroles écrites par l’ami de Voltaire au sortir de la guerre de Sept ans : « Ne paraît-il pas étonnant que ce qu’il y a de plus raffiné dans la prudence humaine, joint à la force, soit si souvent la dupe d’événements inattendus ou de coups de la fortune ? Et ne paraît-il pas qu’il y a un certain je ne sais quoi qui se joue avec mépris des projets des hommes ? »

Cette fin dans l’apaisement et dans une sorte de renonciation désabusée n’est cependant pas la loi universelle. Il y a des grands hommes qui ne finissent que dans la défaite. Les causes de cette impuissance, succédant à des victoires merveilleuses, ne sont pas difficiles à discerner. Quelquefois l’ambition survit à la force de l’intelligence, que l’âge n’a point respectée. Plus souvent, l’ivresse d’un succès qui l’a déshabitué des résistances emporte le grand homme à des entreprises impossibles. Napoléon veut encore vaincre avec des ressources insuffisantes, comme Beethoven et Michel-Ange veulent rendre des idées que les moyens propres à leurs arts se refusent à exprimer. Ainsi encore tel homme qui a battu tous ses rivaux dans la diplomatie ou dans la guerre, et dont l’ambition a grandi avec les victoires, se prend à mépriser tous les obstacles, il croit que les lois économiques, par exemple, se plieront à ses exigences, comme l’ont fait les hommes passionnés ou naïfs qu’il avait fait servir à ses desseins. Quoi qu’il en soit, nous avons vu où il faut chercher le secret d’une grande vie : ce n’est pas dans un mélange où les défauts feraient autant que les vertus, et où toutes les passions indistinctement ne vaudraient que par leur intensité ; c’est dans la grandeur de l’idée

  1. Causeries du lundi, t. III, p. 137.