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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

règle de conduite. Mais cette objection, qui n’est pas même valable contre le déterminisme ordinaire, l’est encore moins contre le déterminisme fondé sur l’idée de liberté. La pensée que mes actes seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l’activité que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de machines croire que les effets résulteront des causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir les effets ; tout au contraire.

M. Secrétan, sentant lui-même la faiblesse de cette première objection, en propose une autre. « Le déterminisme, dit-il, supprime la délibération ; il enlève tout motif pour différer l’action et pour se demander Que dois-je faire ?… Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l’homme cherchera-t-il quelle est cette raison ?… Certain qu’il ne peut, penser que ce qu’il pense, il ne demanderait plus ce qu’il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter[1]. » Cet argument, qui est le pendant du « sophisme paresseux » de l’antiquité, revient à dire : — Si nous sommes convaincus que l’action résultera de ses causes, qui sont les raisons et motifs, ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets ? Les poids entraîneront nécessairement le plateau ; donc il ne sert à rien d’introduire des poids, c’est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination ; donc il faut obéir à la « première impulsion venue », comme si la délibération n’avait aucune influence ; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.

Le troisième argument de M. Secrétan est pour ainsi dire ad hominem. — Vous soutenez le déterminisme, dit-il, dans l’intérêt de la science, dont il est la condition ; mais vous reconnaissez aussi que l’idée de la liberté est utile à l’humanité, à la moralité, « au bon ordre », qui sont pratiquement d’essentielles conditions du progrès scientifique ; dès lors, n’y a-t-il point contradiction à affaiblir l’idée de la liberté et à détruire ainsi pour l’amour de la science, au nom des droits suprêmes de la science, les conditions indispensables à la réalisation de la science[2] ? — Cet argument utilitaire ne convaincra jamais un déterministe. Outre qu’il ne faut pas confondre la science et la politique, il n’y a nulle contradiction à professer le déterminisme et à croire que l’idée de la liberté peut elle-même faire partie des motifs déterminants de notre conduite, que le déterminisme, en se pensant

  1. Revue philosophique, février 1882, p. 31.
  2. P. 34.