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maintenu sans que l’on renonce à considérer la force psychique comme la cause du passage de certaines forces de tension de l’organisme à des forces actuelles[1]. »

Du Bois-Reymond et, ici même, M. Delbœuf ont fait justice de cet expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la liberté. Une force aussi petite qu’on veut n’est pas une force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire tous les effets possibles par une cause aussi petite que possible, c’est-à-dire nulle. On pourrait même produire l’avalanche non seulement par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait « décrocher » la lune et les étoiles. C’est avec la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la création : « Zéro multiplié par l’infini égale une quantité quelconque ; le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque. » En poussant plus loin l’artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans certains problèmes, d’un multiplicateur égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au « décrochement » et à la « détente », comme le remarque du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée soient indépendantes l’une de l’autre ; il est donc inexact de dire d’une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. « Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre au-dessous d’un quantum déterminé. » Une impulsion déterminante égale à zéro résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible, l’énigme de l’origine du mouvement, « car une impulsion égale à zéro n’a jamais manqué. » M. Renouvier a beau répondre que « ceci n’est pas juste », que « le décrochement suppose des forces accumulées dont la distribution n’est due mécaniquement qu’à des mouvements antérieurs », qu’il est donc « inapplicable à une matière uniformément répartie dans laquelle le mouvement n’aurait pas encore commencé[2] » ; M. Renouvier s’attache à tort au mot de décrochement ; remplaçons-le par le mot plus exact de rupture d’équilibre, ou, si l’on veut, de rupture de repos, l’argument des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. Il est clair que la « chiquenaude » de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans l’univers et à rompre l’équilibre de la matière uniformément répartie, peut être aussi petite qu’on voudra ; elle peut donc,

  1. Critique philosophique, 17 oct. 1878.
  2. Critique phil., 27 mai 1882.