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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

selon M. Renouvier, être nulle. Et alors un Dieu nul suffira pour la produire par une action nulle. De même, pour produire les ruptures soudaines d’équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffrait-il pas d’un libre arbitre infiniment petit ou d’un libre arbitre nul ?

En réalité, l’hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est un miracle déguisé sous des formules mathématiques ; elle revient à dire que les mouvements du corps se conforment à nos volitions comme si nos volitions agissaient mécaniquement, bien qu’elles n’agissent pas mécaniquement, disons plus, bien qu’elles n’agissent au dehors d’aucune manière. En effet, M. Renouvier n’admet pas plus que Leibniz et les cartésiens l’action transitive de l’esprit sur le mécanisme corporel. Il ne reconnaît entre les phénomènes de l’esprit et ceux du corps qu’une « correspondance », une « harmonie », un « ordre », comme disait Leibnitz[1]. De là, pour lui, une difficulté toute particulière dans la question de l’efficacité du libre vouloir sur le mouvement. Rien n’est plus curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve alors réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.

Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir de produire un commencement absolu, échappant à toute prédétermination et conséquemment à toute prévision, même à la prescience divine[2]. Il en résulte que la série des états de l’esprit, particulièrement des volitions libres, ne saurait être préétablie, et en cela M. Renouvier s’écarte de Leibnitz. D’autre part, il faut que la série des mouvements ne soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces mouvements seront l’effet de volitions encore indéterminées. Mais, en même temps, il faut qu’il y ait une correspondance, une harmonie déterminée entre les changements intérieurs et les mouvements extérieurs. C’est donc cette harmonie seule que M. Renouvier retient du système de Leibnitz ; avec Leibnitz et Hume, contre Maine

  1. Critique phil., 8 août 1878. Cf. Essais de critique générale, 3e essai : « Le fait universel de la communication causale des êtres est identique à l’harmonie des phénomènes dans le temps ; elle est l’un des aspects et l’un des noms de l’ordre du monde. »
  2. « Le problème du libre arbitre se réduit à savoir si, parmi tous les états psychiques, il y en a qui mériteraient le nom d’actes purs, en ce sens que l’arrêt de la conscience en une certaine représentation de préférence à toute autre ne se trouverait pas entièrement prédéterminé par les états antécédents et par les circonstances. De tels actes, s’ils existent, étant suivis d’effets organiques et physiques conformément à la loi de correspondance, on peut dire qu’ils donnent lieu à des faits de commencement absolu, soit que la somme des forces mécaniques demeure ou non constante, attendu qu’en tout cas il se produit des mouvements sensibles qui sans cela eussent été retenus ou se fussent produits différemment, et qui, entraînant une suite indéfinie de conséquences, modifient plus ou moins la marche des choses. » (Critique phil., 17 oct. 1878, p. 186).