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tiendrions donc enfin la démonstration qui coupera court aux discussions séculaires. La grande machine du monde, qui semblait devoir écraser la liberté sous ses roues, l’aura sauvée. M. Delbœuf admet le principe mécanique de la conservation de l’énergie, et il se flatte cependant de concilier la liberté avec ce principe. Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu’il réfute excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité de mettre les intégrales et les différentielles au service de la liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne sauraient mentir, il encourage par cela même les profanes à regarder en face, non sans quelque défiance, les équations d’où va enfin sortir victorieux le libre arbitre. Si ces équations se trouvent vraies, non seulement c’est le libre arbitre de l’homme qui sera démontré, mais c’est aussi celui du poisson ou de l’infusoire dans l’eau, de l’oiseau dans l’air, du simple ver de terre qui, après s’être dirigé vers la droite, se tourne subitement vers la gauche. Le problème prend la simplicité d’un problème de géométrie. M. Delbœuf décrit une ligne droite, puis lève la main et trace plus loin un arc de cercle, et la liberté est démontrée. Ou encore il commence un cercle et s’échappe tout d’un coup par la tangente ; voilà une démonstration de la liberté par la tangente au cercle. C’est à peu près de la même manière que Reid démontrait la liberté en levant et abaissant le bras, en défiant son adversaire de lui dire s’il partira du pied droit ou du pied gauche pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les solutions trop faciles soient précisément les plus difficiles à admettre[1] ?

Nous concéderons généreusement au savant psychologue et mathématicien toutes les prémisses dont il part, notamment la conservation de l’énergie. Nous ne ferons, ici encore, porter nos doutes que sur la conformité des conséquences aux principes. Peut-on admettre à la fois la permanence de la force et un certain indéterminisme, dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres vivants, oiseaux, poissons ou hommes ? Là est toute la question.

M. Delbœuf commence par admettre que, si la loi de la conservation de l’énergie est vraie, il ne peut exister des forces capables de modifier soit leur propre intensité, soit leur direction, soit leur point d’application. C’est le temps seul qui, selon lui, sera le

  1. Les pages qu’on va lire étaient déjà imprimées quand ont paru les observations de M. Groclerc sur la théorie de M. Delbœuf. La différence des arguments et des points de vue, jointe à l’importance du sujet, fait que nous croyons pouvoir maintenir les réflexions qui nous ont été suggérées de prime abord par la lecture de M. Delbœuf.