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mets le feu à la poudre, le mouvement expansif des gaz ne peut pas remettre ses effets au lendemain. Si vous pressez la détente d’un fusil, la balle vous dira-t-elle : « Le changement de temps ne supposant pas un changement dans la quantité ou dans la direction des forces, je ne partirai que dans un quart d’heure ? » La flèche que vous voulez lancer, laissant l’arc se détendre, vous dira-t-elle : « Repassez plus tard ; d’ici là, je me reposerai ? » Autant dire que, la majeure et la mineure étant données, la conclusion peut se reposer pendant huit jours et choisir son moment pour sortir des prémisses en disant, comme les étoiles à Dieu : « Me voilà ! » Il ne suffit pas d’un veto abstrait ou d’un fiat abstrait pour suspendre ou pour produire la transformation des forces de tension en forces vives. Il faut pour cela opposer une force à une autre et introduire une nouvelle composante.

Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delbœuf : « La suspension d’action, qui en soi n’est rien, ne peut être l’effet d’un mouvement moléculaire, qui en soi est quelque chose[1]. » Ainsi, Néron menace de torture et de mort un philosophe stoïcien s’il ne révèle pas le nom d’un de ses complices ; le silence, la suspension d’action et de parole, selon M. Delbœuf, n’est rien ! Simple affaire de temps ; Latéranus choisira son moment parmi les moments indifférents de la durée. Et cette suspension, qui n’est rien, ne pourra être l’effet d’un mouvement moléculaire, qui est quelque chose ! — Il nous semble au contraire qu’il faudra, pendant la torture, une dépense énorme de mouvement moléculaire pour produire ce résultat en apparence négatif : le silence. Si l’on pouvait appliquer un thermomètre au cerveau de l’homme qui se tait en face de la mort, il est à croire qu’il marquerait une notable élévation de température. En effet, pour suspendre la résultante actuelle d’une composition de forces actuellement données, il faut que je les neutralise par une autre force, car, en vertu du « principe d’actualité », quand les conditions d’une chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée de la force, ou que je modifie l’intensité des forces existantes, ce qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la direction et l’application des forces, ce qui est impossible selon M. Delbœuf, ou enfin que ma résistance aux forces qui me poussaient dans une direction soit elle-même une conséquence de la direction générale et préexistante des forces, y compris mon caractère, mes idées, mes motifs et mes mobiles. Pour être libre, répète M. Delbœuf, « il suffit que l’individu ait La faculté de suspendre son action, c’est-à-dire

  1. P. 635.