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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

ne saurions admettre : la démonstration scientifique, ici, ne prouve qu’une discontinuité apparente, et M. Delbœuf s’est engagé à nous démontrer une discontinuité réelle. Le schématisme n’est pas plus démonstratif dans une pareille question qu’une métaphore poétique.

« Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l’espace une certaine courbe, » poursuit M. Delbœuf, mais cette courbe « n’est continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n’en est plus ainsi quand vous modifiez librement cette forme en ôtant un simple caillou[1]. » — Encore un coup, c’est précisément cette liberté qu’il faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L’Intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle ; elle aurait pu lire aussi ma crainte d’être blessé par la pierre et le mouvement de mon bâton pour l’écarter de ma tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l’histoire plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d’un malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient déjà d’avance dans les boulets, et l’Intelligence universelle de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf reconnaît que la bille d’un billard, tant que la liberté humaine n’intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste « au moment où un joueur pousse une bille ». Et si c’est le vent, ici encore, qui la pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l’intelligence universelle ?

Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra : Le billard est lui-même l’œuvre de la liberté. « Une machine parfaite réalise des mouvements discontinus, » par exemple celui du piston dans la machine à vapeur. « Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme.… venait nous opposer l’un ou l’autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre : La liberté a passé par là. » Mais supposez, dans une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant le forme d’un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s’y

  1. P. 684.