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choquent ; la liberté aura-t-elle passé par là ? Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le billard, quand c’est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu ? « Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la présence d’un joueur à une place déterminée, elle n’indique cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment[1]. » Oui, mais la question est encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle ; nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur : nous n’en pourrons rien savoir. Si la quantité d’énergie est constante dans l’univers, le cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension et de chaleur ; il a telles idées déterminées, il aura à tel moment tels motifs d’agir, et il ne pourra « suspendre son action » que par un déploiement de force et non par une simple « disposition » platonique du temps. Tout cela sera donc écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf sont vrais.

Nous ne saurions dès lors adhérer à la conclusion trop confiante de M. Delbœuf : « Il est maintenant établi que ce simple dessin : une ligne droite, une lacune, une courbe, — je pourrais dire plus simplement encore une courbe et sa tangente, — ne peut émaner d’un système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l’origine du tracé. On est donc forcé d’admettre l’existence d’un principe de discontinuité, d’un principe libre. » M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s’il y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus ; il n’a même pas démontré que s’il y avait des mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres ; encore moins ses raisonnements ni son crayon ont-ils pu démontré qu’il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté avec la conservation de l’énergie, par l’intermédiaire du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la conservation de l’énergie, soit ; mais, si on l’admet, le temps est déterminé autant que l’intensité, la direction et le point d’application des forces ; quand deux et trois sont présents, cinq ne peut être ni absent ni en retard ; il n’a pas à choisir son heure : il est, lui aussi, immédiatement présent.

En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la démonstration de la liberté dans la mécanique, c’est poursuivre l’impossible, et qu’il faut, dans cette question, s’élever au point de

  1. P. 635.