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TANNERY. — concept de l’infini

attribuant à l’univers, conformément aux apparences, le mouvement de la révolution diurne, avait soulevé une antinomie. Tant que la notion du vide absolu, d’ailleurs nécessairement dualistique, n’avait point été constituée, trois solutions seulement étaient possibles pour cette antinomie, par la négation de chacun des trois attributs que le Milésien avait réunis.

Ou bien on pouvait nier l’universalité du mouvement et par suite constituer une théorie dualistique. C’est ce qu’avait fait Pythagore, comme nous l’avons vu ; c’est ce que firent la plupart des « physiologues », notamment Diogène d’Apollonie, et, sous une forme toute spéciale, Anaxagore de Clazomène.

Ou bien on pouvait nier la réalité de la révolution apparente ; cette thèse fut soutenue sous trois modes essentiellement différents, par Xénophane, par Mélissus et par Philolaos.

Ou bien enfin on pouvait nier l’infinitude ; c’est ce que firent Parménide et Empédocle. Pour le second, la négation, sous le voile des formules poétiques, est assez obscure pour qu’Aristote s’y soit mépris, et le sage d’Agrigente se laisse d’ailleurs aller à employer le terme ἀπείρονα dans un sens aussi vague que le fait Homère. Mais Parménide développe au contraire sa thèse avec précision et en tire les conséquences inéluctables.

L’apparence justifie la conception générale d’Anaximandre ; cependant, un mouvement de révolution à l’infini étant impossible, le monde est nécessairement fini. Peut-il y avoir un au delà ? Parménide, s’en tenant à l’unité de l’être avec Anaximandre, n’eût pu concevoir cet au delà que comme le vide absolu, l’espace sans matière. Mais cette notion, il la rejette comme impossible ; c’est le non-être, qui ne peut être en aucune façon. Donc le monde est fini, et il n’y a absolument rien au dehors. Maintenant, comme un mouvement de révolution d’une sphère n’est concevable que s’il y a quelque chose au dehors à quoi ce mouvement puisse être rapporté, il s’ensuit que la révolution apparente de l’univers, c’est-à-dire le point de départ même du raisonnement, est logiquement impossible et ne peut être qu’une illusion. Ainsi il y a un désaccord manifeste entre les conclusions de la raison et les données que fournissent les sens ; il y a un abime que l’on ne peut espérer combler, car ce sont là deux domaines essentiellement distincts, que Parménide assigne à la vérité et à l’opinion.

Telle est l’essence du système de l’Éléate ; il me semble, du moins, absolument illusoire de prétendre y découvrir autre chose que ces notions et concepts relativement simples et suffisamment élaborés avant lui. Sa puissance déductive n’en est pas moins remarquable