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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

s’élèvent mille conflits avec l’idéal qui se dérobe, avec les préjugés qui s’obstinent, avec les égoïsmes qui se révoltent. De là ces soubresauts de l’imagination qui se répercutent dans l’économie. Et que se produit-il alors dans cette dernière ? ou une fatigue qui laisse l’esprit sans défense contre les suggestions puériles ou bizarres, ou une série de secousses fiévreuses qui tourmentent et qui égarent, parce qu’elles sont désormais sans rapports avec l’idée.

Ces faits ne sont pas sans analogie avec ceux que Darwin (développant certaines remarques de Muller, de Cl. Bernard et de Spencer) a relevés dans les mouvements de la physionomie[1]. Toute accumulation de force nerveuse tend à se répandre, et elle se répand par la voie que les physiologistes nomment la ligne de moindre résistance. S’il y a un organe plus directement intéressé à l’acte en train de s’accomplir, c’est lui qu’elle modifie d’abord. Mais comme notre pensée s’intéresse généralement à tout ce que nous faisons, ses serviteurs habituels, les sens, et la face qui les réunit presque tous, reçoivent le contre-coup de ces mouvements internes : c’est ce qui fait précisément qu’ils les expriment. Si l’accumulation dépasse les proportions accoutumées, la voie d’écoulement ordinaire ne suffit plus : le torrent se précipite, se crée des issues nouvelles : le corps tout entier, mais surtout les organes qui se trouvent être, chez l’individu, les plus impressionnables ou les plus mobiles, participent à cet ébranlement général : ils expriment, eux aussi, à leur manière, la passion qui en est la source. Ceci posé, on comprend ce qui doit se passer dans un organisme où un appel incessant est fait à l’action du système nerveux. Ici, la force disponible se dépensera tout entière en des mouvements internes, dans les invisibles combinaisons des systèmes d’images qu’elle organise : la face restera donc, pour la plupart des autres hommes, impassible et impénétrable ; mais c’est le dedans qui travaillera seul, et c’est lui qui supportera seul toute la fatigue. Là, cette mobilité engendrée par l’activité maitresse de la pensée se communiquera promptement aux divers organes : elle y déposera, elle y développera peu à peu le germe d’une activité locale, automatique. Mais, là comme ici, on conçoit qu’un organisme ainsi ébranlé s’épuise on conçoit surtout qu’il ne transmette à ses descendants qu’une force débile ou agitée. Nous arrivons ainsi au troisième cas que nous avions à examiner, celui où les accidents nerveux, introduits dans une famille par son représentant le plus illustre, vont s’accentuer chaque jour davantage dans la nullité des fils ou dans l’égarement des neveux.

  1. Darwin, De l’expression des émotions.