Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
58
revue philosophique

poursuivie : car elle seule a pu grouper et amener à l’unité les conceptions, les passions, les efforts qu’elle a exigés, puis obtenus de son héros.

Supposons maintenant que le grand homme n’a pas reçu de ses ancêtres les anomalies ou, comme on dit, les excentricités que ses biographes relèvent si volontiers dans sa carrière, mais que c’est lui qui les a, pour ainsi dire, introduites dans sa famille en même temps que son génie. On pourra faire ici deux hypothèses : ou l’on dira que le génie s’alimente à la source même de ces passions maladives, ou l’on pensera que ces misères sont une conséquence difficile à éviter de la tension du génie. Si les considérations que nous venons de développer laissent encore quelque vraisemblance à la première de ces hypothèses, il suffira, ce nous semble, pour achever de la réfuter, de placer la seconde en face d’elle. L’organisation que le génie anime et dont il se sert ne peut pas impunément subir ces déploiements d’énergie qu’exigent la grandeur et la continuité de son action : « L’épée use le fourreau… » Quelques faits psychologiques peuvent servir à nous expliquer scientifiquement la valeur des expressions du sens commun.

« L’imagination ne peut se présenter des actes complexes sans demander au système nerveux qu’elle fait agir des mouvements internes nombreux, des combinaisons d’efforts d’où à la longue suit la fatigue. L’imagination d’un modeste travailleur, enfermée dans le cercle des réalités banales, se repaît uniformément des mêmes conceptions ; il n’éprouve aucun besoin de les renouveler ni de les élargir : les mêmes objets reviennent périodiquement à son esprit avec une régularité qui impose à son être tout entier comme une cadence monotone. Il agit donc, mais de cette action suivie, constante et modérée qui, toutes choses égales d’ailleurs, est bien faite pour assurer à l’âme la paix, au corps la santé. Au contraire, exerçons-nous une action compliquée, demandant des efforts contradictoires (et c’est à quoi nous condamne souvent l’ambition), nous ne pouvons nous abandonner longtemps aux mêmes espérances ; brusquement arrachés au rêve que nous caressions, sans cesse obligés de faire face à quelque tâche nouvelle, notre imagination prend des allures saccadées, elle ne laisse en paix aucune de nos facultés physiques ou morales[1]. » Assurément, quand des facultés ainsi agitées s’appliquent au travail supérieur qui fait l’unité de la vie du grand homme, elles tendent à se mouvoir avec cette ampleur et ce rythme puissant qui sont les conditions du succès. Mais avant ou après la victoire

  1. Extrait de notre livre sur l’Imagination, p. 151.