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PAULHAN. — les conditions du bonheur

turelle de la loi morale ; s’il vient à être obligé de renoncer à cette sanction, il souffrira pour changer d’opinion, il souffrira peut-être ensuite des suites du changement général d’opinion. La théorie évolutionniste et empirique va, il faut bien le reconnaître, jusqu’à renverser presque absolument la morale telle qu’on la comprenait jusqu’à ce jour. Qu’il n’y ait, au point de vue absolu, ni mérite ni démérite, que l’homme vertueux soit une machine bienfaisante et l’homme pervers une machine malfaisante, voilà à peu près ce qu’il faut admettre. Sans doute on continuera à aimer et à approuver la vertu, à haïr le crime, mais on n’aura plus les mêmes motifs pour être vertueux ou ne pas être criminels : ou plutôt on n’en aura plus autant, — chose importante au point de vue d’une théorie déterministe — et les motifs qui sont enlevés à l’homme sont d’une importance considérable, qu’ils soient purement égoïstes comme la crainte des châtiments ou l’espoir d’une récompense dans une vie future, altruistes comme l’amour de Dieu, ou désintéressés comme le sentiment du devoir envers Dieu, l’amour du bien accompli par un acte de volonté libre. En échange de tous ces motifs, qu’elle enlève, la nouvelle théorie n’en donne aucun, si ce n’est l’orgueil qu’un homme peut éprouver à penser qu’il est une machine assez bonne pour faire le bien avec peu de motifs.

Ici, une objection peut être faite à la théorie pessimiste du conflit de la morale et de la raison. C’est que les nécessités pratiques de la vie empêchent l’homme de raisonner ses actions ; que, en fait, l’homme pense peu à la vie future avant d’accomplir un acte de dévouement ; qu’il ne songe que rarement à la nature infinie du devoir, et qu’il ne lui arrive presque jamais de se dire que l’obligation a une valeur absolue, ou qu’il jouit de son libre arbitre au sens métaphysique du mot. Il continuerait donc à agir après avoir perdu toutes ces croyances comme il agit en les ayant, vu le peu de place que ces croyances tiennent en réalité dans sa vie. Il y a du vrai dans cet argument ; cependant il ne tient pas compte de la part qu’ont les diverses croyances, les diverses superstitions si l’on veut, employées pendant notre éducation à la formation de notre caractère moral. Il est un fait reconnu : c’est que le sentiment moral n’est pas assez ancré dans notre nature pour que la réflexion ne puisse, si l’on veut, le faire disparaître en en dissociant les éléments. Pour des sentiments aussi complexes, pour des combinaisons mentales aussi instables, la réflexion personnelle suffit à faire ce que la maladie opère pour des sentiments devenus plus organiques, absolument comme la réflexion peut dissocier des croyances peu solides encore, tandis qu’elle est quelquefois impuis-