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PAULHAN. — les conditions du bonheur

auteur qui, après avoir plus ou moins bien réussi quelques petits essais, entreprendrait un vaste ouvrage dont il ne pourrait terminer que quelques parties, plusieurs autres restant inachevées ou n’existant qu’en projet ; supposez encore que les parties achevées de l’ouvrage, que l’on peut supposer fort belles d’ailleurs, soient en contradiction entre elles, vous verrez comment la nature, s’il m’est permis de faire ici de l’anthropomorphisme, s’est conduite à l’égard de l’homme. Elle en a fait une œuvre considérable, mais formée de parties hétérogènes, qui ne peuvent s’accorder ensemble et que Von ne pourra refondre qu’avec une peine et un temps infinis, s’il est possible d’y arriver un jour. Ce qu’il y a de plus probable, c’est que l’œuvre restera boiteuse et ne sera jamais achevée, que ce qu’on peut espérer de meilleur est que les choses aillent tant bien que mal, tout en craignant qu’elles n’aillent probablement plutôt mal que bien.

IV

On pourrait insister bien davantage sur les effets désastreux de l’évolution. S’il est vrai d’abord que la sélection, sous toutes ses formes, soit un des plus puissants agents du progrès, on voit quelle force ce fait donne à la conception pessimiste du monde. On pourrait montrer encore, et c’est ce qui a été fait, toutes les raisons extérieures à l’homme qui empêchent d’espérer que l’évolution humaine atteindra son terme ou que l’équilibre auquel on arriverait puisse subsister. Je ne me suis occupé ici que des contradictions internes de l’homme et des défauts inhérents au progrès lui-même, indépendamment de bien des conditions dans lesquelles il s’effectue. Je n’ignore pas que cette manière de traiter la question laisse subsister beaucoup de lacunes, et aussi je ne prétends tirer de ce que j’ai dit aucune conclusion générale définitive. Il me semble seulement que l’on attachait beaucoup trop d’importance au progrès et que l’on commettait en général sur ce sujet une confusion grave ; qu’on ne distinguait pas suffisamment l’évolution considérée en soi comme développement physique ou moral et le progrès considéré au point de vue du bonheur qu’il procure réellement ou qu’il est susceptible de procurer. On remarque surtout que le progrès a quelquefois pour effet de satisfaire nos besoins, sans remarquer aussi, ou sans attacher assez d’importance à cette remarque, que les progrès accomplis ser-