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vent souvent, même en ce cas, à augmenter les besoins qu’ils ont satisfaits et à en faire naître d’autres. On ne sait pas assez que le progrès est désirable, non pas pour lui-même, en dernière analyse, mais en tant qu’il conduit à l’équilibre, non à l’équilibre complet, qui serait l’inconscience (encore resterait-il à savoir si la non-conscience n’est pas préférable à toute existence consciente possible), mais à une sorte d’équilibre rythmique qui permet à l’homme de satisfaire ses tendances à mesure qu’elles se font sentir, et de les satisfaire par des moyens appropriés, toujours à peu près les mêmes et toujours à sa disposition. Or il y a quelques raisons de croire que l’homme n’est pas dans la bonne voie pour réaliser cet équilibre. J’ai essayé de montrer quelques-unes de ces raisons ; je n’en conclus pas que la vie est mauvaise, mais qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle l’est peut-être.

On s’est beaucoup occupé, les pessimistes comme leurs adversaires, des conséquences pratiques du pessimisme. Les pessimistes ont en général recommandé le renoncement de préférence au suicide. Il y a là, au point de vue des croyances positives, une erreur de logique. Schopenhauer, au nom de sa métaphysique, repousse le suicide, qui n’anéantit pas la volonté de vivre ; il est dans son droit, mais les adversaires de la métaphysique ne peuvent le suivre et adopter cette opinion. Ce qui fait le mal, en effet, ce n’est pas la vie en elle-même, mais la vie se manifestant dans des circonstances telles que le bonheur soit impossible. Le pessimiste positif ne repousse pas toute vie, mais seulement la vie malheureuse, — Spencer a raison de poser sa théorie du bonheur comme un point sur lequel pessimistes et optimistes peuvent s’entendre, — et se donner la mort parait bien le plus sûr moyen de se défaire d’une vie que l’on sait sûrement devoir être malheureuse. Il est à remarquer que, au point de vue de la morale empirique, il n’y a absolument aucun blâme raisonnable à porter contre l’individu qui se tue. Je ne veux pas parler ici des cas où la mort d’un homme est une véritable délivrance pour lui-même, pour sa famille et pour la société ; admettons le cas le plus défavorable, le plus coupable en apparence, le cas où l’homme qui meurt était réellement utile à ses semblables. On ne peut, en se plaçant au point de vue le plus élevé, le blâmer en rien. En effet, nos devoirs, ou ce qu’on a coutume d’appeler ainsi (je me place toujours au point de vue évolutionniste et empirique), n’ont rien d’absolu et sont dépendants des circonstances. Admettons que, en qualité de membre d’une société, un homme ait des devoirs envers elle. S’il abdique cette qualité de membre, tous ses devoirs sociaux seront, par le fait, supprimés. On ne peut soutenir qu’un homme