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Nous n’insisterons pas sur les difficultés que soulèvent ces problèmes ni sur les efforts de subtilité par lesquels le métaphysicien religieux cherche à mettre sa théorie d’accord avec la théologie chrétienne et à tourner les écueils du panthéisme. Mais le trait le plus original à mettre en relief, c’est celui qui est exprimé par ces deux mots : la complication et l’explication divines. Dieu est la complication (complicatio) ; il renferme tout en lui. Le monde est l’explication (explicatio). Nous dirions actuellement l’évolution ou le développement.

Le moyen d’échapper à ces difficultés est de proclamer Dieu incompréhensible, de le placer au-dessus de la connaissance et de l’intelligence humaine. C’est ce que fait notre philosophe et ce qui le range parmi les mystiques. Tous ces attributs, tous ces prédicats ne nous : disent pas en effet ce qu’est Dieu en lui-même. Qu’est-il donc ? La réponse est qu’il est incompréhensible, ineffable, inaccessible à toute intelligence finie.

Il est au-dessus de tout les noms et de toutes les idées. Deus est inscibilis, ineffabilis, inattingibilis, inopinabilis. D’où la nécessité d’une théologie négative aussi bien qu’affirmative. Autrement, selon N. de Cusa, on tombe dans l’idolâtrie. Theologia negationis adeo necessaria est quam alia affirmationis.

Dieu est absolument transcendant, au-dessus de l’être, au-dessus de l’unité, au-dessus de l’esprit, plusquam ens cum ipsum procedat, ante ens, non ens : l’hyperabsolu, superdivina unitas.

Il n’est connu que de lui-même, sibi soli notus. Son incompréhensibilité est ce que nous pouvons seulement affirmer.

Le mysticisme ici ne devient-il pas le scepticisme ? Le théologien mystique, en invoquant l’union des contraires échappe, à ce reproche par la docte ignorance. Docta ignorantia ; per scientiam et ignorantiam Deus.

La conclusion de tout ce chapitre sur Dieu et la nature divine est la confirmation de la thèse que l’auteur soutient : la double tendance de N. de Cusa, à la fois panthéiste et dualiste. Il y a en lui le penseur et le théologien ; dualiste dans le dogme, il est panthéiste en dehors du dogme. Les deux tendances se combattent. Le philosophe n’a pas la : force de les concilier. Mais le point de transition est manifeste.

Nous avons cru devoir nous étendre sur ce premier chapitre du livre de l’auteur ; nous serons plus bref sur les suivants.

II. Comment N. de Cusa comprend-il la Création ? Le monde-création de Dieu, est pour lui une émanation, mais non dans le sens moderne : c’est une explication. Il est le produit d’un acte libre de la volonté divine. Il n’y a donc rien qui ressemble au développement ou à l’évolution dans le sens actuel. L’être en créant ne gagne rien, il n’acquiert pas une plus haute et plus riche existence. Creatura nihil confert Deo. La complication au contraire est la perfection. Il y a là une difficulté qu’il n’est pas facile de résoudre. La volonté de Dieu est la raison dernière de l’existence, ultima essendi ratio. La multiplicité des choses