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que dans cette conception, sans doute encore un peu confuse, les diverses parties avaient entre elles le même rapport qu’elles eurent dans l’œuvre définitive ? Rien n’autorise à penser que l’ébauche ait été complètement différente de l’œuvre achevée. Ce n’est pas sur le tard que Descartes s’est avisé de penser à Dieu. Dès 1619, ainsi que le rappelle M. Liard, après l’invention de la méthode et peut-être de la mathématique universelle, Descartes adresse une prière à Dieu et fait vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Et la sincérité de Descartes, comme le dit très bien M. Liard, est ici hors de doute.

Ce n’est rien ajouter à la force des arguments historiques que d’insister sur le lien logique qui unit la physique cartésienne à la méthode ; car la question, on l’a vu, n’est pas de savoir si ce lien existe, mais si Descartes l’a aperçu. On croit, il est vrai, trouver une preuve plus décisive dans les textes des Principes et du Traité du monde, où Descartes justifie les lois du mouvement par la seule évidence qu’il y découvre. Mais il faut noter que, même là, il ne sépare par ce mode d’argumentation de la déduction tirée de l’immutabilité divine, et rien ne permet de supposer qu’il ait un seul instant considéré le second mode d’argumentaton comme pouvant remplacer le premier. Cette manière de justifier les lois du mouvement est moins une preuve nouvelle qu’un développement de la première. En effet, c’est parce que l’immutabilité divine a établi ces lois qu’elles sont claires et distinctes. On connaît la théorie de Descartes sur les vérités éternelles : elles sont ce que Dieu a voulu qu’elles fussent, et notre esprit trouve la vérité toute faite. Quoi d’étonnant si notre esprit, créé après ces vérités par la même volonté divine, s’y retrouve en quelque sorte lui-même ? Elles sont faites pour lui comme il est fait pour elles. Et Descartes les eût-il pressenties d’après leur seule clarté et distinction, il a pu fort sincèrement ne les tenir pour vraies qu’en les déduisant de principes supérieurs ; il a pu y penser avant de les dériver de la perfection divine, il n’a pu y croire qu’après.

Il ne semble donc pas que Descartes ait même entrevu l’indépendance de la physique à l’égard de la métaphysique : M. Liard en indique excellemment la raison : « Au temps de Descartes, le départ entre la recherche des lois et celle des causes premières n’était pas même entrevu ; les questions se posaient encore comme au temps de la sagesse antique ; l’explication de l’univers n’était pas scindée ; et une science qui n’eût pas tenu au premier principe des choses eût semblé chimérique et ruineuse. » On ne saurait mieux dire ; mais Descartes n’a pas fait exception. Sa physique aurait pu être indépendante de la métaphysique ; elle ne l’a pas été. Descartes est bien de son temps, d’abord métaphysicien, sans enthousiasme peut-être, mais avec conviction : et il faut prendre au pied de la lettre ce qu’il écrit au P. Mersenne : « C’est par la connaissance de Dieu que j’ai tâché de commencer mes études, et je vous dirai que je n’eusse jamais su trouver les fondements de la physique, si je ne les eusse cherchés par cette voie. » En fin de compte, nous croyons qu’il faut dans l’exposition de la philosophie cartésienne