Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
revue philosophique

est mal choisie et qu’elle n’est pas exacte, Bilharz ne remarque pas du tout que ce prétendu achèvement de la théorie de l’espace de Kant et de Schopenhauer en est le complet renversement et qu’il renferme la négation de ses principes fondamentaux. L’Étude de Bilharz est donc, au point de vue de la théorie de la connaissance, pleine de contradictions, peu claire et sans valeur ; elle n’est intéressante que par son dynamisme, quoique la manière mathématique de le traiter souffre de ce défaut fondamental de vouloir exprimer mécaniquement par la formule de la vitesse la notion métaphysique de force, au lieu de l’exprimer par la formule de la vitesse accélérée, qui est la différentielle de la première. De plus, la valeur de son dynamisme est diminuée par ceci que Bilharz adopte sans critique la notion vulgaire de l’infini, et accepte le principe de la dialectique hégélienne, d’après lequel la vérité ne peut se représenter dans la langue que sous la forme de propositions contradictoires. De même que par là il a un point de contact avec Bahnsen, de même il se rapproche de Lange, en ce qu’il ne fait aucun cas de toute métaphysique idéaliste : il se rapproche ainsi du scepticisme ou plutôt du dogmatisme négatif de l’ignorabimus de Dubois-Reymond. S’il repousse l’idéalisme objectif de Schopenhauer, la question relative au pessimisme semble placée entièrement en dehors du cercle qui l’intéresse.

Mainländer est très fier d’enseigner une « philosophie purement immanente », par opposition aux spéculations à hautes visées d’autres philosophes ; mais on peut, semble-t-il, se demander si elle mérite ce nom la doctrine qui peut se résumer comme suit : Au commencement était Dieu ; il se trouva existant, désirant toutefois ne pas être, sans pouvoir directement réaliser ce vœu. Pour arriver à son but indirectement, il se morcela sans reste, et les fragments de ce Dieu d’autrefois forment le monde. L’évolution du monde consiste en ceci, que la force dans son émiettement s’affaiblit de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne un jour. Les hommes ont pour tâche d’amener cette extinction de la force du monde ou de la volonté du monde ; le moyen principal pour cela est la virginité volontaire, qui empêche la propagation de la volonté individuelle (laquelle s’éteint monde arrive du Dieu existant au dans la mort). C’est ainsi que non-être, au Nirvana.

À part le moyen mal choisi de la virginité de ceux qui sont intellectuellement placés le plus haut, qui ne pourrait avoir pour suite qu’une sélection à rebours de l’humanité, cette spéculation, qui n’est rien moins qu’ « immanente », montre un progrès sur Schopenhauer en ce qu’elle saisit l’évolution du monde dans le sens d’un développement téléologique continu, et qu’elle porte ses fruits les plus mûrs