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âme n’est que notre voix. Par où l’on voit que la tristesse du vent, par exemple, consiste en ce qu’il prend une voix triste, ce qui signifie une voix plus ou moins semblable à la voix de l’homme quand l’homme est triste.

Nous voilà ramenés à la voix humaine. Serrons à présent le fait d’aussi près que possible. Observons attentivement la tonalité de la voix humaine parlée au moment où elle exprime la tristesse : elle soupire, elle gémit. Mais toutes les formes, tous les degrés du soupir, du gémissement, de la plainte, de la lamentation ont un caractère commun qui est frappant : ils rendent la voix trainante. Qu’est-ce qu’une voix trainante ? C’est celle qui, soit en montant, soit en descendant, ne fait aucun saut, ne franchit aucun intervalle, glisse au contraire comme le son de mon violoncelle lorsque, prolongeant de la main droite le coup d’archet, je promène de haut en bas ou de bas en haut mon doigt de la main gauche sur la corde ébranlée, sans la quitter. Écoutez bien un enfant puni qui se lamente, un patient nerveux que le chirurgien opère, une femme qui accouche, vous entendrez leur gémissement sans parole ou leur parole gémissante traîner ainsi la voix. Le vent qui siffle en passant par le trou de la serrure ou par la fente de la porte offre avec cette voix traînante beaucoup d’analogie. Voilà pourquoi le vent est triste et m’attriste dans ce cas.

Cela dûment reconnu, cherchez ce que font la voix qui chante en mode mineur et l’instrument qui joue dans ce même mode. Ils agissent musicalement comme la voix parlée gémissante ou soupirante ; en multipliant les demi-tons autant que le permet la loi diatonique, ils se rapprochent autant qu’ils le peuvent de la voix traînée. Il n’y a pas à contester là-dessus ; ce que je dis n’est pas une formule abstraite, une conception métaphysique, c’est le fait lui-même pris sur le vif. Eh bien, cette observation démontre avec la plus entière évidence : 1o que si le vent nous attriste, c’est en tant qu’il simule une voix triste ; 2o cette observation prouve que le mode mineur est triste parce que, en restant dans la loi diatonique, il se rapproche, beaucoup plus que le mode majeur, du chromatisme de la voix humaine trainante, et cela par le nombre et la place des demi-tons qui le caractérisent.

Mais sur ce point je n’ai pas fini. On me demandera, et à bon droit : Pourquoi donc la voix humaine trainante est-elle triste ? Pourquoi a-t-elle en outre un caractère d’inquiétude, d’indécision, quelque chose de craintif, de troublé ? — Je répondrai à ces questions en faisant l’application complète d’une vue psychologique dont M. Ch. Beauquier n’a pas tiré toutes les conséquences. J’ai dit précédem-