Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
137
SOURIAU. — les sensations et les perceptions

tion. Il en est de même pour l’étendue. La surface de la mer me paraît immédiatement former une étendue, parce qu’elle se compose de vagues qui ont à peu près la même forme et la même couleur ; mais je serai moins disposé à regarder comme une seule étendue la mer et la plage, un lac et une forêt, bien que cela ne me soit pas encore impossible.

L’étendue se compose donc d’un certain nombre de sensations distinctes et homogènes. En elle-même, chacune de ces sensations, étant simple, doit être inétendue. Bien entendu, nous ne raisonnons ici ni en métaphysiciens, ni en géomètres, mais simplement en psychologues. Nous ne disons pas que la matière étendue se compose de particules qui seraient elles-mêmes inétendues ; nous ne disons pas que l’étendue géométrique se compose de points qui par définition n’auraient ni longueur ni largeur. Nous cherchons seulement comment, dans la pratique, nous concevons l’étendue ; et, quand bien même cette conception serait illogique, nous ne devrions pas moins la signaler comme un fait. Or je dis qu’au point de vue psychologique l’étendue se compose de parties inétendues, c’est-à-dire qu’au moment où je conçois l’étendue du tout, je ne songe nullement à l’étendue des parties. Quand par exemple je me représente l’étendue d’un champ de blé, je la conçois comme composée d’un grand nombre de points jaunes. Si je porte mon attention sur l’un de ces points, je reconnais que c’est un épi formé d’un certain nombre de grains, et je le conçois à son tour comme ayant certaines dimensions. Je puis ensuite concevoir l’étendue d’un grain, et toujours ainsi. Mais à l’instant même où je considère les épis ou les grains comme étendus, je cesse de les considérer comme unités ; de sorte que l’étendue de l’unité, s’évanouissant toujours devant moi, demeure toujours nulle. Quant à expliquer comment un caractère qui ne se trouve pas dans les parties peut se trouver dans le tout, c’est ce qui doit nous embarrasser le moins, puisque caractère nouveau est justement celui de la composition.

On pensera peut-être que, si l’étendue perceptible se réduit à la somme des sensations que nous pouvons éprouver simultanément, elle doit être singulièrement restreinte. — Mais la somme de ces sensations, déjà considérable par elle-même, peut être augmentée encore par une sorte d’artifice. — D’abord, comme nos sensations ont par elles-mêmes une certaine durée, elles peuvent s’accumuler jusqu’à un certain point dans la conscience ; et leur nombre augmente dans la proportion de cette durée même, exactement comme la population d’un pays augmente en proportion directe de la longévité des habitants. Cette permanence des sensations peut être telle