Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
revue philosophique

que, bien que produites par des impressions successives, elles nous paraissent absolument simultanées. J’en donnerai d’abord comme exemple le cas tant de fois cité du tison enflammé que l’on agite circulairement : si on le fait tourner d’abord avec une rapidité modérée, on voit un point brillant qui se déplace en laissant derrière lui une sorte de traînée lumineuse ; si la rapidité du mouvement augmente, cette comète en miniature s’allonge peu à peu tout en tournant sur elle-même ; bientôt sa tête vient rejoindre sa queue, et alors elle offre l’aspect d’une couronne de feu tournoyante ; enfin, quand elle tourne à toute vitesse, on ne s’aperçoit même plus de son mouvement, et l’on croit avoir sous les yeux un cercle lumineux immobile. Les sensations successives sont devenues simultanées, et par là même elles ont pris l’apparence de l’étendue. Le même effet se produit exactement pour les sensations tactiles. Au lieu de faire tourner un tison dans l’espace, promenez circulairement une pointe mousse ou le bout de l’ongle sur la surface de votre peau : si le mouvement est assez rapide, les sensations que vous éprouvez finiront par se rejoindre, par vous paraître simultanées ; vous ne saurez plus dire dans quel sens s’opère la rotation ; vous n’aurez plus conscience d’aucune succession, d’aucun mouvement : vous croirez sentir la pression uniforme et continue d’un corps circulaire. — En second lieu, notre imagination a le pouvoir de prolonger nos sensations presque indéfiniment. Lorsque je promène mon regard sur la surface de cette table, je continue d’imaginer les points que je ne vois plus, de sorte que je crois voir à la fois toutes les parties de la table ; et il en est de même pour mes perceptions tactiles. — L’imagination peut aussi amplifier les dimensions apparentes des objets : ainsi, quand du haut d’une montagne je regarde une plaine immense, je crois avoir la perception réelle de cette immensité et pourtant je ne fais que l’imaginer. À ces maisons, à ces arbres, qui ne m’apparaissent que comme des points, je restitue leur grandeur réelle ; je crois voir ses objets tels que je sais qu’ils sont ; et ainsi l’image de la plaine entière s’amplifie à mes yeux d’une manière étonnante.

Nous avons dit que, pour nous représenter un objet étendu, il ne nous fallait pas seulement concevoir ses parties comme coexistantes, mais encore comme juxtaposées. Analysons ce second élément qui entre dans la notion d’étendue, et cherchons ce qui peut nous obliger à concevoir les diverses parties d’un objet comme situées en dehors les unes des autres. — Tant que nous nous bornons à éprouver simultanément un certain nombre de sensations, je ne trouve pas que la notion de juxtaposition se présente clairement à nous. Si par exemple je tiens ma main appuyée sur un corps rugueux, j’éprouve