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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

une sensation assez complexe pour me paraître objective, mais je ne me représente pas nettement ces sensations comme situées en dehors les unes des autres et formant une étendue. Même remarque pour les sensations visuelles, bien qu’il me soit plus difficile de réagir contre l’habitude que j’ai prise de leur attribuer une étendue : si pourtant je tiens mon œil parfaitement immobile en fixant mon regard sur un point déterminé, j’aurai bien conscience d’éprouver à la fois un grand nombre de sensations, j’aurai une idée très nette de la coexistence des parties de l’objet perçu ; mais ces sensations, je les concevrai plutôt comme distinctes que comme juxtaposées. Au contraire, si je promène successivement mon doigt sur les diverses parties de l’objet, si je les passe en revue du regard, l’idée de leur juxtaposition s’imposera à mon esprit. Je ne pourrai m’empêcher de les concevoir comme situées en dehors les unes des autres, puisque je ne puis les percevoir sans me déplacer moi-même. — Ces unités d’étendue, qui me paraissent juxtaposées, parce que je ne puis les percevoir que successivement, me semblent pour la même raison impénétrables l’une à l’autre ; non seulement elles m’apparaissent comme situées en divers lieux, mais encore, en chacun de ces lieux, il ne m’en apparaît qu’une : ce qui achève de les mettre complètement en dehors les unes des autres. C’est sans aucun doute cette impénétrabilité des sensations qui nous fait affirmer l’impénétrabilité de la matière ; s’il nous est impossible d’imaginer deux atomes comme occupant un même point, c’est qu’en vertu de la constitution de nos organes un même point matériel ne nous donne jamais à la fois deux sensations visuelles ou tactiles, ni même à la fois une sensation visuelle et une sensation tactile ; car forcément le point qui est en contact avec la peau ne peut être aperçu. Mais, en même temps que nous éprouvons une sensation visuelle ou tactile, nous pouvons fort bien éprouver une sensation d’un autre ordre, de chaleur par exemple ; c’est ce qui fait que, lorsque l’on concevait la chaleur comme un fluide particulier, on n’éprouvait aucune difficulté à admettre que cette matière calorifique pénétrât la matière visible et pondérable. — Pour compléter notre analyse de l’idée de juxtaposition, disons que cette juxtaposition nous paraît continue ; entre les unités qui composent une étendue, il ne nous semble exister aucun intervalle. Cette notion de la continuité résulte, elle aussi, de causes toutes physiologiques. Quand je parcours un objet du regard, mes sensations se succèdent continuellement ; à peine l’une a-t-elle disparu que l’autre prend sa place. Pour qu’un composé matériel m’apparaisse comme continu, il suffit que ses molécules soient moins éloignées l’une de l’autre que ne le sont les fibres