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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

successivement, je pourrai me les représenter en moi-même comme coexistantes. — Mais ce n’est pas ainsi que d’ordinaire les choses se présentent à moi dans la réalité. Quand je perçois successivement les divers points qui composent une étendue, il est fort difficile, il est presque impossible qu’à chaque moment je ne perçoive pas à la fois un certain nombre de ces points. Ainsi, quand je promène mon doigt sur un objet, ou quand je le parcours du regard, les sensations que j’éprouve ne se succèdent pas une à une, mais par groupes ; si ces groupes apparaissent successivement, les diverses sensations qui composent chacun d’eux sont simultanées. Bien plus, quelques-unes des sensations qui se sont trouvées dans un groupe se retrouvent encore dans le suivant, ce qui établit entre les groupes eux-mêmes un rapport de coexistence. Pour éclaircir ceci par un exemple, revenons à la série de lettres que nous étudions tout à l’heure ; mais supposons que la carte à travers laquelle nous la regardons soit percée d’une ouverture assez large pour que nous puissions apercevoir trois lettres à la fois. En promenant ma carte au-dessus de la série, je verrai d’abord le groupe ABC, puis le groupe BCD, puis le groupe CDE, et ainsi de suite. Ainsi chaque lettre se trouvera avoir été vue en compagnie des deux précédentes et des deux suivantes ; de sorte que, de proche en proche, toutes se trouveront reliées entre elles par un rapport de simultanéité. Ayant eu l’idée que A coexistait avec B, B avec C, C avec D, etc., je serai tout naturellement porté à concevoir ABCD, etc., comme coexistants. — Rapprochons-nous plus encore des conditions ordinaires la perception. Laissons de côté notre carte, et regardons tout simplement notre série de lettres en nous plaçant à la distance de la vision distincte. Quand nous la parcourons du regard, nous apercevons plus distinctement la lettre sur laquelle nous tenons notre œil fixé ; mais en même temps, par la vision indirecte, nous continuons de voir toutes les autres, bien que d’une façon moins nette. C’est aussi ce qui se passe quand je palpe un corps ; je fais successivement attention à chacune de ses parties, sans pourtant perdre complètement conscience des autres, qui me donnent encore quelques impressions confuses, ou que je continue de me représenter en imagination. Comme on le voit, les sensations que j’éprouve ainsi ont quelque chose de successif et quelque chose de simultané ; dans la mesure où je fais attention à ce qu’elles ont de successif, je les conçois comme juxtaposées ; dans la mesure où je fais attention à ce qu’elles ont de simultané, je les conçois comme coexistantes. Ces deux notions de coexistence et de juxtaposition, pour être nettement conçues, doivent être considérées séparément : l’effort que je fais pour bien me représenter la première