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m’empêche de concevoir la seconde. C’est ce qui fait que la conception parfaite de l’étendue, qui suppose une synthèse de ces deux notions, semble avoir en elle-même quelque chose de contradictoire. Mais, dans la pratique, ces deux actes, que nous avons considérés isolément pour les mieux étudier, s’accomplissent en même temps ; je ne fais pas exclusivement attention, d’abord à la succession de mes sensations, puis à leur simultanéité ; je m’occupe toujours un peu de ces deux caractères à la fois : ce qui fond complètement l’un dans l’autre les deux éléments de l’étendue. Figurons-nous une rangée de becs de gaz qui tour à tour brilleraient d’un éclat plus vif et puis s’obscurciraient, mais sans jamais s’éteindre complètement : cette comparaison nous donnera une idée assez juste de cette succession dans la simultanéité, qui constitue la perception de l’étendue.

De la notion d’étendue pleine, que je viens d’examiner, nous passons naturellement à la notion d’étendue vide. Quand je regarde ou palpe successivement deux objets situés à quelque distance l’un de l’autre, la série de mes sensations est coupée par un intervalle vide : entre le moment où j’achève de percevoir le premier objet et celui où je commence à percevoir le second, il y a une lacune ; et j’ai conscience de cette lacune, parce qu’elle est occupée soit par des perceptions beaucoup plus confuses, soit par quelques sensations subjectives. La notion de vide se forme ainsi en moi, par le seul fait que, dans la série de mes états de conscience, ceux qui composent la perception de ces deux objets attirent plus spécialement mon attention. Je n’ai pas besoin de faire formellement abstraction des états de conscience intermédiaires ; je n’ai qu’à ne pas m’en occuper. — Cette conception de l’étendue vide, que l’on aurait tort d’attribuer à des opérations logiques trop abstraites, tant elle apparaît de bonne heure dans notre esprit, nous est singulièrement facilitée, et même en quelque sorte imposée par deux raisons toutes physiques : la première est le mécanisme de la vision ; la seconde est la nature de l’air. — Nos yeux sont ainsi faits que, pour une accommodation particulière, ils ne peuvent voir distinctement que les objets situés à une certaine distance. Lorsque je perçois deux objets situés à la distance spéciale pour laquelle mes yeux sont accommodés, tous ceux qui se trouvent plus près ou plus loin ne sont aperçus que d’une manière confuse, et me donnent en outre des images doubles qui achèvent de les fondre l’un dans l’autre ; de sorte que les deux objets considérés prennent un relief extraordinaire et semblent exister seuls dans l’espace ; tout le reste ne sera que brouillard et que vide. Sans cette nécessité de l’accommodation, le champ visuel me paraîtrait toujours plein d’objets presque uniformément colorés. — La se-