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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

leurs origines. La vue, au contraire, s’est tellement perfectionnée par un exercice constant, qu’il nous est presque impossible de nous reporter à ses débuts. De plus, et c’est peut-être là ce qui a causé le plus d’erreurs, les philosophes qui abordaient l’étude de la vue avaient à leur disposition une science toute faite, l’optique, à laquelle ils devaient être tentés de demander la solution du problème. Au lieu d’observer minutieusement de petits faits, d’accumuler des expériences et d’en tirer des hypothèses plus ou moins probables, n’est-il pas beaucoup plus commode et en même temps beaucoup plus sûr de procéder par démonstrations géométriques ? C’était là pour les philosophes cartésiens une précieuse occasion d’appliquer leur méthode préférée ; aussi n’y ont-ils pas manqué, et, tandis qu’ils étudiaient le toucher en psychologues, ont-ils étudié la vue en géomètres. De là bien des erreurs, dont nous retrouvons la trace jusque dans les traités de psychologie que l’on publie de nos jours. La principale est qu’en faisant la théorie du toucher on s’est beaucoup occupé des mouvements de la main et du corps, et qu’au contraire on a fait la théorie de la vue sans tenir aucun compte des mouvements de l’œil ; de sorte que l’on a attribué exclusivement au toucher toutes les connaissances qui sont dues au mouvement en général. — Soit, dira-t-on, l’œil peut se mouvoir comme la main et nous permet ainsi de percevoir la forme véritable des corps. Mais chacun des mouvements qu’il exécute nous donne des sensations musculaires, qui accompagnent nos sensations visuelles. — Sans doute ; mais ces sensations musculaires ne contribuent en rien à la perception. Ce qui nous fait mieux percevoir les corps, ce ne sont pas les sensations tactiles qui accompagnent le déplacement de l’œil, c’est ce déplacement même. Et il ne faut même pas dire que ces sensations nous sont nécessaires pour constater les mouvements que notre œil exécute. Quand toute notre sensibilité se réduirait aux sensations visuelles, nous n’en pourrions pas moins constater l’existence de ces mouvements ; car, si l’œil ne se voit pas lui-même, il voit au moins le corps ; il voit même les parties du visage qui l’avoisinent immédiatement. Nous pourrions donc, à l’aide des seules perceptions visuelles, constater tous les mouvements du corps et de la tête, qui produisent un déplacement de l’œil.

Nous résumerons ainsi les conclusions auxquelles nous sommes parvenus : les perceptions ne sont pas localisées par rapport au moi, mais les unes par rapport aux autres ; il en résulte que le premier travail de localisation auquel nous nous livrons a pour but de déterminer non pas l’éloignement des objets, mais leur forme intrinsèque ; cette détermination des formes est rendue possible par les mouve-