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se meut, ce qui me prouve que c’est bien le mien ; car il ne serait pas vraisemblable qu’un corps étranger se mît de lui-même en mouvement juste au moment où je veux qu’il le fasse. C’est ainsi que je raisonne quand j’aperçois dans une glace un personnage que je ne reconnais pas tout d’abord ; je fais un mouvement de tête ou de bras, et, si je m’aperçois que l’image exécute aussitôt le même, je me dis que c’est ma propre image. — Mais le rapport du moi au corps est encore plus intime ; mon corps n’est pas seulement à moi, il fait partie de moi. Voici ma main gauche posée sur cette table, et qui pour mon œil est un objet extérieur tout comme la table même. J’ai beau savoir, qu’elle est bien à moi, elle ne m’apparaît pas moins comme quelque chose d’objectif ; mais, que je la touche seulement du bout du doigt, et aussitôt je percevrai que c’est ma main, je sentirai que c’est moi que je touche. À quoi donc l’ai-je reconnu ? Que s’est-il passé, au moment où j’ai touché ma main, que s’est-il passé qui n’existait pas encore lorsque je ne faisais que la regarder ?

Ce que nous trouvons de caractéristique dans la perception de notre propre corps, c’est le phénomène bien connu de la double sensation. Lorsque je touche un corps étranger, je n’éprouve qu’une sensation simple ; mais, lorsque je touche mon propre corps, comme je mets en contact deux organes également sensibles, j’éprouve deux sensations à la fois. — Cette observation, bien connue et très exacte, a toutefois besoin d’être complétée. Présentée sous cette forme trop simple, elle ne suffirait pas à nous fournir l’explication que nous cherchons, et laisserait subsister bien des difficultés.

En effet, examinons les choses d’un peu plus près. Si une seule sensation me fait croire à l’existence d’un corps extérieur, pourquoi deux sensations me donneraient-elles la notion de mon propre corps ? Elles devraient tout simplement me faire croire que je touche à la fois deux corps extérieurs. Si par exemple je mets mes deux mains en contact, de la gauche je percevrai la droite, de la droite je percevrai la gauche : je percevrai deux objets à la fois, mais je ne vois pas pourquoi l’un plutôt que l’autre m’apparaîtrait comme mien. N’ai-je pas une sensation double lorsque je pose mes deux mains sur les deux bras de ce fauteuil, aussi bien que lorsque je les applique l’une contre l’autre ? Il est même certain que dans le premier cas la dualité des sensations est beaucoup plus accusée que dans le second. — On dira que, lorsque je touche à la fois deux objets extérieurs, les deux sensations éprouvées sont indépendantes l’une de l’autre, tandis que, lorsque je touche mon propre corps, elles sont proportionnelles et se répondent parfaitement. Mais cette explication n’est pas encore satisfaisante, car d’une part il arrive très fréquemment que deux par-