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impression est sentie à un degré beaucoup plus haut que l’impression visuelle et qu’elle est un signe de vie tout autrement expressif. Si un marcheur visible qui, dès le second pas, ralentit son allure ou trébuche, nous semble tâtonner, hésiter, craindre, souffrir même, un marcheur sonore qui, dès le second pas, réduit de moitié l’intervalle diatonique parcouru, nous paraîtra bien davantage tâtonner, hésiter, craindre, souffrir même. De là l’expression indécise, inquiète, triste du mode mineur, laquelle se complète et s’accroit ensuite par d’autres demi-tons qu’il admet dans sa contexture. Le marcheur sonore qui, au contraire, fait en commençant les deux grands pas de la tierce majeure, nous semble, dès l’abord, capable d’avancer avec décision, avec franchise, confiant, hardi, joyeux.

Voilà quelle est, selon nous, l’explication naturelle des différences qui existent entre le mode majeur et le mode mineur envisagés au point de vue mélodique, indépendamment de tout accompagnement, de toute harmonie. Mais ce point de vue doit être psychologiquement le premier. Le mineur est senti dans la mélodie avant de l’être dans l’harmonie. De très bonne heure les Grecs ont employé des variétés du mode mineur plus marquées que le nôtre et alors que l’harmonie leur était inconnue ; car ils ne l’ont connue que tard et d’une façon élémentaire et restreinte, tellement que des musicographes de savoir et de valeur nient encore aujourd’hui qu’ils en aient eu la moindre notion. Je prie que l’on me permette de noter ici un souvenir personnel, qui est un fait du même ordre et de la même portée. Tout enfant, j’avais cinq ou six ans, pas davantage, on me conduisit un soir à l’église pour assister au salut. Un cantique sur le mode mineur m’émut au point que je fondis en larmes. Je troublais la cérémonie ; ma mère me ramena à la maison, Et chemin faisant : « Mais enfin qu’as-tu ? disait-elle ; où souffres-tu ? — J’ai de la peine ; oh ! ce cantique, ce cantique, répondais-je, il m’a fait mal ! » On ne put tirer de moi autre chose. Depuis, on m’a souvent parlé de cette scène enfantine ; mais je n’avais pas besoin que d’autres me la remissent en mémoire. En ce moment même, si je me chante intérieurement la triste mélodie, j’éprouve un peu de cette” peine d’autrefois. Or, lorsque je la ressentis il y a tant d’années, l’air était entonné à l’unisson par l’assistance, sans aucune espèce d’accompagnement. L’harmonie, les accords, les consonances ou les dissonances n’étaient donc absolument pour rien dans l’impression de tristesse profonde causée par ce chant. Ainsi la raison des effets contraires que produisent nos deux modes existe dans leur constitution mélodique et s’y retrouve ayant toute apparition de composition harmonique. C’est par conséquent dans la série des rapports