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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

nous affectent plus vivement soit en bien soit en mal que les différences des mouvements visibles. Consultons toujours les faits. Un marcheur trébuche, un danseur manque la mesure ; cela nous inquiète, mais peu ; cela nous touche ou nous déplait, mais légèrement, et nous le laissons voir, mais à peine et pas toujours. Qu’un chanteur fasse une fausse note, voilà notre oreille blessée au point de nous arracher un cri accompagné d’une grimace. J’assiste à la représentation d’un ballet : le premier sujet dans l’art chorégraphique exécute avec une habileté supérieure le passage d’une danse joyeuse à une pantomime désespérée ; je mentirais si j’affirmais que ce jeu me laisse indifférent ; mais je serais encore moins véridique si je jurais que j’en suis fortement remué. Franchement, la désolation de cette sylphide, quoiqu’elle succède à un état d’allégresse, est un spectacle plus agréable que pathétique dont l’impression se joue autour de ma sensibilité plutôt qu’elle n’y pénètre. Je suppose, il est vrai, que la musique à cet endroit est sans caractère ou que je n’y ai pas fait attention, ce qui arrive neuf fois sur dix en ces occasions. Combien différent est sur moi l’effet d’une modulation de majeur en mineur, écrite par un maître en vue de traduire musicalement cette même transition morale, et rendue par un bon exécutant ! J’en reçois une secousse au fond de l’âme ; et, si cet ébranlement n’est pas sans douceur, il peut aller jusqu’à n’être pas sans larmes.

Tels étant, d’une part, le pouvoir qu’a le son de signifier la vie à ses divers degrés et, d’autre part, la faculté que possèdent les personnes qui ont de l’oreille de sentir vivement les nuances les plus fines, les plus délicates de l’intonation et de la sonorité, il semble que l’essence et la puissance distinctes des modes majeur et mineur sont moins difficiles à comprendre.

De l’avis unanime des théoriciens, la différence capitale entre le majeur et le mineur est à la base de ces deux modes. Elle consiste en ce que le majeur a pour appui et pour point de départ une tierce majeure, tandis que le mineur a pour appui et pour point de départ une tierce mineure. La tierce majeure du premier se compose de deux tons ; la tierce mineure du second, d’un ton et d’un demi-ton. Ainsi, dans le premier, la marche sonore débute par deux grands pas ; dans le second, la marche sonore commence par un grand pas ; mais, tout de suite après celui-là, elle en fait un petit. Or remarquons que la tierce d’une gamme est presque la moitié du parcours diatonique, et la première période de la carrière à fournir ; c’est donc elle qui donne à l’oreille l’impression la plus forte, celle dont les nerfs gardent surtout le retentissement. Mais c’est une impression musicale que reçoivent ici l’organe et le sujet ; et on a vu que cette