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dans un changement progressif, mais radical de l’esprit humain, essayent, chacun dans la mesure de ses forces, de préparer ce changement, et même paraissent vouloir précipiter un peu les choses, la trop grande ardeur de quelques-uns étant plus que compensée par l’indifférence du plus grand nombre.

M. Yves Guyot n’est pas un tiède ; il s’est débarrassé de bien des préjugés. Il n’a pas de ménagements à garder, car la Bibliothèque matérialiste ne s’adresse évidemment pas aux gens dont les susceptibilités pouvaient être froissées par des théories trop hardies. C’est donc une tentative fort intéressante que la sienne, et l’on ouvre le livre au moins avec curiosité. Je ne voudrais pas dire que l’on éprouve ensuite une déception, car il contient de fort bonnes choses ; mais enfin on n’y trouve pas tout ce qu’on était en droit d’attendre, et l’on y rencontre bien des passages dont le besoin ne se faisait guère sentir.

Parlons d’abord de la forme adoptée par l’auteur. M. Guyot, dans un précédent ouvrage, La science économique, le meilleur de ceux que j’ai lus lui qui me paraît à bien des égards remarquable, M. Guyot avait pris des allures fort sérieuses qui le gênaient peut-être, car il est revenu maintenant à un genre beaucoup plus gai, familier et amusant. Certes, je ne vois pas de mal à ce que la philosophie soit amusante, et je n’aurais nullement honte de sourire et de rire en lisant même un traité de psychologie ou de morale. Mais on ne peut admettre que l’amusement soit le principal, et, aussitôt que la légèreté de la forme porte atteinte à la solidité du fond, l’auteur est dans son tort, aussi bien que lorsque le fond est négligé pour l’élégance du style et l’agrément littéraire. La philosophie doit être avant tout philosophique ; qu’elle soit amusante et littéraire ensuite, si elle le peut sans rien perdre de sa solidité, sinon non.

Chez M. Guyot, le peu de gravité de la forme s’accompagne trop souvent de la légèreté du fond. Pour combattre le libre arbitre, par exemple, M. Guyot nous raconte les ravages exercés dans l’organisme d’un professeur spiritualiste par un dîner copieux, où le gibier et les truffes ont joué un rôle important. La soirée commencée dans l’idéal s’achève dans la plus vulgaire des réalités. Je ne suis nullement prude, et l’anecdote ne me choque pas ; mais je ne puis m’empêcher de trouver que la question est vite tranchée. On a beau n’être pas partisan du libre arbitre, on n’aime pas à le voir supprimer avec si peu de façon. Voyez de même le chapitre sur l’impératif catégorique.

Le volume de M. Guyot est divisé en cinq livres : le premier est consacré à la morale théologique, le second à la morale métaphysique, le troisième aux variations de l’idéal moral, le quatrième à la morale objective ; dans le cinquième, l’auteur examine divers problèmes, tels que l’action morale de l’état, la conservation et l’amélioration de l’espèce, les limites de l’altruisme obligatoire, etc.

La morale, pour M. Guyot, c’est « l’art de vivre en société » (p. 206) ; c’est encore l’hygiène. « La morale sociale, c’est l’hygiène publique »