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Platon n’a rien d’aussi beau que « devoir, mot sublime… ! » L’ironie de Kant est étonnante de finesse. Tout est parfait dans le style de Kant ; ses phrases sont longues lorsqu’il faut, courtes encore lorsqu’il faut. Kant a un style « michelangélique ». L’effort gigantesque de sa pensée se traduit sous une forme d’un calme classique ; une tranquillité majestueuse règne dans le mouvement tumultueux de ses pensées. — En un mot, mieux que Lessing et que Mendelssohn, qui imitent trop la manière des Français, Kant réalise admirablement l’idéal de la gravité allemande. — Franchement, nous comprenons à la rigueur toutes les hyperboles, mais celle-là est vraiment par trop audacieuse. Que l’on donne la lourdeur embrouillée et confuse du style de Kant pour l’idéal de la « gravité allemande », cela passe toutes les bornes ; et, quant à l’ironie de Kant, quiconque a lu les Rêves d’un visionnaire sait ce qu’elle vaut.

Ce n’est pas tout : après les sciences de la nature, les sciences de l’esprit. Par son éthique et son esthétique, ces deux puissantes assises de l’idéalisme allemand, Kant a fécondé les études d’histoire et de littérature ; son influence s’est étendue à toutes les sciences de l’esprit, et son génie a dirigé de haut les luttes ardentes de la vie politique.

La poésie a reçu de Kant une impulsion immense ; Schiller, Goethe, Chamisso doivent à ses idées une part de leur grandeur. La science classique de l’antiquité a puisé chez Kant sa méthode critique et son sentiment du beau, et par-dessus tout cette idée admirable de « l’idéalisme éthique », qui dirige et règle ses efforts. Humboldt, Hermann, Niebuhr ont été tous trois disciples de Kant, tous trois idéalistes convaincus. — La science du droit procède de sa philosophie morale : Savigny, Thibaut, Hugo s’inspirent sans cesse des idées kantiennes ; Feuerbach lui emprunte son idée du droit pénal, de la rationnalité de la peine.

Enfin Kant a exercé une influence immense sur l’esprit national du peuple allemand. — Au lendemain des tentatives du « bandit de Corse », l’Allemagne doit son relèvement à la grande doctrine de Kant. La réforme de l’État est organisée par des disciples de Kant, de Schön et surtout le général de Boyen, qui réalise l’idéal de Platon, le philosophe à la tête du gouvernement. — Le général de Clausewitz, rempli de l’esprit de Kant, penseur superbe, « organise une armée idéaliste, qui fera la guerre pour les grandes idées. » Le doigt de Kant conduit toutes les guerres allemandes. — Enfin Kant a donné à la nation allemande le noble idéal de vérité et de justice qu’elle poursuit uniquement, confiante dans les trois soutiens qui font sa force et sa puissance, le droit, la lumière et l’épée. »

Il serait difficile d’ajouter quelque chose à tout cela ; il serait bien superflu d’y répondre. Un aussi étrange abus fait d’un grand nom n’est que pénible : il est triste de voir de pareilles choses se dire, s’imprimer et trouver des gens pour y applaudir.

L. H.